Un os de camélidé dans les réserves du musée Saint-Remi
Par Frédéric Poupon, archéozoologue, Service archéologie du Grand Reims.

Lors d’une visite des réserves du musée Saint-Remi, mon regard a été attiré par un os étrange, mais familier, trônant sur une étagère : un métacarpe de camélidé. Cet os provient de la collection « Gardez », du nom d’un archéologue et collectionneur rémois de la première moitié du XXe siècle, qui fut également l’un des membres fondateurs de la Société Archéologique Champenoise, au sein de laquelle il assura pendant 22 ans la fonction de trésorier [1]. Une étiquette associée à cet os et son numéro d’inventaire nous apprend qu’il provient de terrassements réalisés à Reims.

Il a probablement été collecté lors des travaux de reconstruction de la ville suite au premier conflit mondial. Il est également mentionné qu’il s’agit d’un « os de jambe d’un gros animal scié, destiné à la fabrication des épingles à l’époque romaine ». Scié à une extrémité, cette portion de métacarpe renvoie effectivement à un déchet d’artisanat de l’os. Il s’agit plus particulièrement de la partie qui n’est pas travaillée et souvent jetée après récupération de la partie centrale de l’os (la diaphyse) destinée à la fabrication de divers objets en os (possiblement des épingles, des aiguilles, des charnières ou des dés). Habituellement, ce sont davantage les os de bœuf et dans une moindre mesure des équidés qui sont utilisés à cette fin.
Chameau, dromadaire ou hybride ? Les critères de détermination
La famille des camélidés regroupe trois genres : Camelus, Lama et Vicugna [2]. Le premier est originaire d’Afrique et d’Asie, tandis que les deux autres genres sont natifs d’Amérique. La taille de l’os nous a orienté tout naturellement vers le premier genre, qui comprend le chameau de Bactriane (Camelus bactrianus) et le dromadaire (Camelus dromedarius). L’aire de répartition du chameau occupe un vaste territoire qui s’étend de l’Asie centrale à l’Extrême-Orient. Le territoire occupé par le dromadaire s’étire de la côte ouest de l’Afrique du Nord jusqu’au nord de l’Inde, en passant par la corne africaine et la péninsule arabique.
Au premier coup d’œil, ces deux espèces présentent des ossements très semblables qu’il est parfois bien difficile de différencier, notamment lorsque seuls des fragments d’os nous parviennent. Dans certaines régions, à l’ouest et à l’est de la mer Caspienne, où les populations de chameaux et de dromadaires sont présentes, l’hybridation des deux espèces est possible, ajoutant ainsi une difficulté supplémentaire à la différenciation des ossements de ces camélidés.
Afin d’identifier le métacarpe du musée Saint-Remi, je l’ai comparé à ceux de plusieurs squelettes de chameaux et de dromadaires issus des collections ostéologiques du Muséum d’histoire naturelle de Paris. J’ai aussi utilisé les critères morphologiques de distinction des ossements post-crâniaux de ces deux espèces établis par Corinna Steiger [3].
Concernant ce métacarpe proximal, plusieurs marqueurs, à savoir le faible décrochement observé entre les métacarpiens III et IV (Fig. 4a), le moindre renflement de la tubérosité dorsale (Fig. 4b), ainsi que la présence d’un angle arrondie dans la région dorso-médiale de la surface articulaire (Fig. 4c), tendent à attribuer cet os à celui d’un dromadaire.

La présence des camélidés en Europe
Le dromadaire et le chameau vivent dans des environnements désertiques distincts. Ainsi, le premier habite exclusivement dans des zones arides et chaudes, tandis que le second supporte aussi bien les climats désertiques chaud que froid [4]. Bien qu’adaptés à des milieux arides, ces deux camélidés ont assez tôt été introduits en Europe par l’Homme. Le chameau est le premier à atteindre le continent européen. Il apparaît pour la première fois dans le sud de la Russie à Kamenskiye Kuntchugury dans le courant des Ve- IIIe siècle avant notre ère. Quelques restes de chameaux proviennent également des colonies grecques installées sur le bord septentrional de la mer Noire [5]. C’est principalement à partir de l’époque romaine que les camélidés sont plus largement introduits dans les territoires européens de l’Empire. De nombreux contextes archéologiques datés du Ier siècle ap. J.-C. au Ve de notre ère livrent des ossements de ces deux taxons. Les synthèses les plus récentes permettent d’évaluer à une trentaine de sites sur lesquels un à plusieurs os de camélidé [6], plus rarement des squelettes plus ou moins complets [7], ont été découverts. Seule une minorité de ces ossements a pu être attribuée à un chameau, un dromadaire ou un hybride. À l’exception de l’Espagne où actuellement seuls des dromadaires ont été identifiés [8], les deux espèces sont présentes tant dans les provinces de l’ouest que de l’est de l’Empire romain. Toutefois, il semblerait que les dromadaires soient plus fréquents dans les provinces occidentales que dans les provinces orientales où les chameaux de Bactriane sont plus courants [9]. Face au nombre limité d’ossements identifiés précisément, l’hypothèse de cette répartition implique une certaine prudence que seules des analyses ADN pourraient lever.
Ces animaux semblent être beaucoup moins présents dans l’Europe médiévale. Hormis l’Espagne musulmane où les mentions sont les plus nombreuses [10], les découvertes d’ossements de camélidés se cantonnent à trois fragments dans le reste de l’Europe occidentale. Datés du haut Moyen Âge, deux proviennent d’Italie (Rome et Vérone), le troisième a été mis au jour dans un contexte d’habitat à Lyon [11]. Dans les Balkans, de rares ossements de camélidés ont été mis en évidence dans des contextes de la période byzantine sur le site serbe de Caričin Grad / Justiniana Prima (VIe siècle ap. J.-C.) [12], au sein des vestiges de la ville bulgare de Nicopolis ad Istrum (Ve-VIIe siècles ap. J.-C.) [13], ainsi que sur les sites roumains de Gărvan /Dinogetia (IXe-XIIe siècles) [14] et d’Isaccea / Noviodunum (XIe-XIIIe siècles) [15]. Enfin, l’avancée des Ottomans en Europe centrale entre les XVe et XVIIe siècles s’accompagne du retour des camélidés, comme en témoignent les quelques découvertes pour cette période en Roumanie [16], en Hongrie [17] et en Basse-Autriche [18].
Un usage varié des camélidés
En ce qui concerne la période romaine, phase chronologique la mieux documentée, les contextes de découverte des restes osseux de camélidés sont divers : urbains et ruraux, militaires et civils [19].
Dans le cadre de l’armée, il existait des unités de chameliers, appelées dromedarii, en Syrie et en Égypte. Vraisemblablement peu utilisés sur les champs de bataille, ces animaux étaient davantage employés pour escorter des convois et assurer des patrouilles dans les zones frontalières [20]. Ils pouvaient du reste être utilisés pour le transport logistique de l’armée : équipement militaire, transport de denrées alimentaires [21]. C’est sans doute à cette fin que les camélidés sont présents sur certains sites militaires du continent européen. Ces animaux ont alors pu être employés comme bêtes de somme aussi bien par l’armée que par les civils, pour le transport de marchandises sur de longues distances notamment, d’où leur présence en dehors des sites militaires.
Ces animaux ont également pu être utilisés occasionnellement dans les jeux du cirque. Les sources écrites mentionnent l’organisation de courses de camélidés contre des chevaux [22], ainsi que de combats à dos de chameau [23]. Animal exotique, ils pouvaient en outre tout simplement faire l’objet d’expositions auprès du public. Les os de ces animaux ont été trouvés lors de la fouille de plusieurs édifices de spectacles tels qu’à Windisch / Vindonissa (Suisse) [24], Carthagène / Cartago Nova (Espagne) [25], Viminacium (Serbie) [26] et Sofia / Serdica (Bulgarie) [27].
À l’instar de nos bovins et de nos ovins, les camélidés fournissent divers produits de leur vivant tels que le lait et la laine ; leur viande peut être consommée et les sous-produits issus de cette activité bouchère, comme les os et le cuir, peuvent être exploités [28]. La consommation de la chair de ces animaux est attestée par l’observation de traces de découpe sur certains ossements à Viminacium [29], à Carthagène [30], à Marseille [31] ou est indirectement suggérée lorsque ces os sont mêlés à ceux d’un épandage de boucherie bovine comme à Tours [32]. L’exploitation des os des camélidés pour le travail de l’os est confirmée par la découverte d’os sciés mis au jour à Rome [33], à Bordeaux [34] et à Arlon (Belgique) [35].
Pour conclure sur l’os de dromadaire du musée Saint-Remi
Au vu de la distribution chronologique des trouvailles d’os de camélidé en Europe, le métacarpe de dromadaire du musée Saint-Remi provient vraisemblablement d’un contexte antique. Cette hypothèse semble d’autant plus probable qu’un coxal de camélidé a récemment été mis au jour lors d’une fouille réalisée sur la commune de Saint-Léonard à moins de 8 km à l’est du centre de Reims. Cet os est issu du comblement d’un bassin de décantation de l’aqueduc antique alimentant en eau la ville de Reims / Durocortorum, dont l’abandon est daté entre la fin du IIIe siècle et le début du IVe siècle ap. J.-C. [36]. La présence de ces animaux dans nos contrées septentrionales témoigne donc d’une grande mobilité à la fois des populations et des animaux à l’époque antique. En effet, les camélidés ont pu être importés par des militaires anciennement stationnés dans les provinces d’Afrique du Nord ou d’Orient. Quelle que soit leur origine, leur présence dans les villes et les campagnes romaines témoigne d’échanges commerciaux sur de longues distances.
Notes
[1] Vatan A., Histoire de l’archéologie celtique en Champagne. Des origines à nos jours. Reims : Société Archéologique Champenoise, 2004 (Mémoires de la Société archéologique champenoise ; 17), 254 p.
[3] Steiger C., Vergleichend Morphologische Untersuchungen an Einzelknochen des Postkranaialen Skeletts der Altweltkamele. Dissertation in Tiermedizin, Ludwig-Maximilians Universität München, 1990, 105 p.
[5] Bököny S, History of domestic mammals in central and eastern Europe. Budapest : Akadémia Kiadó, 1974, 597p.
[6] Pigière F., Henrotay D., « Camels in the northern provinces of the Roman Empire », Journal of Archaeological Science, 39, 2012, p. 1531-1539.Tomczyk W., « Camels on the Northeastern Frontier of the Roman Empire », Papers from the Institute of Archaeology, 25 (2), Art. 17, 2016, p. 1-13, http://dx.doi.org/10.5334/pia-485
[7] Vuković-Bogdanović S., Blažić S., « Camels from Roman imperial sites in Serbia », Anthropozoologica, 49, 2, 2014, p. 281-295.
Dövener F., Oelschlägel C., Bocherens H., « Kamele im westlichen Treverergebiet – ein nahezu vollständig erhaltenes Dromedar aus dem vicus Mamer-Bartringen (Luxemburg) », in KOCH (M.) dir.,Archäologie in der Großregion : Beiträge des internationalen Symposiums zur Archäologie in der Großregion in der Europäischen Akademie Otzenhausen vom 23. - 26. März 2017, (Archäologentage Otzenhausen ; Band 4), 2018, p. 187-204.
[8] Riquelme Cantal J. A., Garrido Anguita J. M., Delgado Huertas A., Aparicio Sánchez L., Ruiz Nieto E., Granados Torres A., Arenas Gallegos L., Ruiz Expósito A., Beltrán Ruiz A., Ávila Ramírez R., Martín de la Cruz J. C., « Camelids in the south of the Iberian Peninsula in Roman and Medieval times. Osteological evidence fromt the ctiy of Cordoba (Spain) », Journal of Archaeological Science : Reports, 50, 2023 https://doi.org/10.1016/j.jasrep.2023.104101
[9] Tomczyk W., 2016, op. cit.
[10] Riquelme et al., 2023, op. cit.
[11] Dierkens A., « Chameaux et dromadaires dans la Gaule du très haut Moyen Âge : note complémentaire. », in : DELESTRE (X.), PÉRIN (P.), KAZANSKI (M.), La Méditerranée et le monde mérovingien : témoins archéologiques, actes des XXIIIe journées internationales d’archéologie mérovingienne, Arles, 11-13 octobre 2002. Aix-en-Provence : Association Provence Archéologie, 2005 (Bulletin archéologique de Provence ; 3), p. 241-245.
[12] Marković N., Ivanišević (V.), Baron H., Lawless C., Buckley M., « The last caravans in antiquity : Camel remains from Caričin Grad (Justiniana Prima) », Journal of Archaeological Science, 38, 2021, https://doi.org/10.1016/j.jasrep.2021.103038
[13] Beech M., « The economy and environment of a Roman, Late-Roman and Early Byzantine town in north-central Bulgaria : the mammalian fauna from Nicopolis-ad-Istrum », Anthropozoologica, 25-26, 1997, p. 619-630.
[14] Gheorghiu G., Haimovici S., « Caracteristicile mamiferelor domestice descoperite în aşezarea feudală timpurie de la Garvăn (Dinogetia) », Analele Ştiinţifice ale Universităţii « Al. I. Cuza » Iaşi (s.n.), sect. 2, Biologie, 11 (1), 1965, p.175-184.
[15] Stanc S., Bejenaru L., « Animal resources exploited at the beginning of the second millenium in the area between the Danube and the Black sea : archaeozoological data », ISTROS, 18, p. 535-545.
[16] Bălăşescu A., « Camels in Romania »,Anthropozoologica, 49 (2), 2014, p. 253-264.
[17] Bartosiewicz L., « Camel remains in Hungary », in BUITENHUIS (H.), UERPMANN (H. P.), Archaeozoology of the Near East II, proceedings of the Second International Symposium on the Archaeozoology of Southwestern Asia and Adjacent Areas, Tübingen, 1994. Leiden : Backhuys Publishers, 1995, p. 119-125.
Daróczi-Szabó L., Daróczi-Szabó M., Kovác Z. E., Kőrôsi A., Tugya B., « Recent camel finds from Hungary », Anthropozoologica, 49, 2, 2014, p. 265-280.
[18] Galik A., Forstenpointner G., Mohandesan E., Scholz U. M., Ruiz E., Krenn M., « A Sunken Ship of the Desert at the River Danube in Tulln, Austria », PLoS ONE, 10 (4), 2015, https://doi.org/10.1371/journal.pone.0121235.
[19] Pigière F., Henrotay D., 2012, op. cit.
[20] Dabrowa E, « Dromedarii in the Roman army : a note », in MAXFIELD (V. A.), DOBSON (M. J.), Roman Frontier Studies : Proceedings of the XVth International Congress of Roman Frontier Studies. Exeter : University of Exeter Press, 1991, p. 364-366.
[21] Davies R. W., « « Ratio » and « Opinio » in Roman Military Documents », Historia, 16, 1967, p. 115-118.
[22] Ferris I., Cave canem. Animal and Roman Society. Stroud, Gloucestershire : Amberley Publishing, 2018, 288 p.
[23] De Grossi Mazzorin J., « Cammelli nell’antichità : le presenze in Italia », in TECCHIATI (U.), SALA (B.) eds, Archaeozoological studies in honour of Alfredo Riedel. Bolzano : Ripartizione beni culturali, Ufficio beni archeologici, 2006, p. 231-242.
[24] Schmid E., « Der Kamelknochen aus Vindonissa », Jahresbericht 1952/53, Gesellschaft Pro Vindonissa, p. 23-24.
[25] Riquelme J. A., Liesau von Lettow-Vorbeck C., Morales Muñiz A., « Archäozoologische Funde von Dromedaren auf der Iberischen Halbinsel », Anthropozoologica, 25-26, 1997, p. 539-543.
[26] Vuković S., Bogdanović I., « A camel skeleton from the Viminacium amphitheatre », Starinar, 63, 2013, p. 251-267.
[27] Boev Z., « Past distribution of Camelus bactriannus and Camelus dromedarius in Bulgaria : subfossil record (Artiodactyla : Camelidae) », Lynx, 50, 2019, p. 29-36.
[28] Delort R., Les animaux ont une histoire. Paris : Éditions du Seuil, 1984, 391 p.
[29] Vuković S., Bogdanović I., 2013, op. cit.
[30] Riquelme J. A., Liesau von Lettow-Vorbeck C., Morales Muñiz A., 1997, op. cit.
[31] Jourdan L., La Faune du site Gallo-romain et Paléo-chrétien de la Bourse (Marseille). Espèces domestiques et espèces sauvages. L’élevage et l’alimentation à Marseille du IIe au Ve siècle. Paris : Éditions du CNRS, 1976, 338 p.
[32] Poupon F., « La faune du site Anatole France », in GALINIÉ (H.) Ed., Tours antique et médiéval : lieux de vie, temps de la ville : 40 ans d’archéologie urbaine. Tours : FERACF, 2007, (Supplément à la Revue archéologique du centre de la France ; 30), p. 211.
[33] De Grossi Mazzorin J., 2006, op. cit.
[34] Caillat P., « La faune des tabletiers », in SIREIX (Ch.) Éd., La Cité Judiciaire. Un quartier suburbain de Bordeaux antique. Pessac : Fédération Aquitania, 2008, (Aquitania, Supplément ; 15), p. 281-316.
[35] Pigière F., Henrotay D., 2012, op. cit.
[36] Bontrond R., Troublard A., St-Léonard, La Croix Chaudron, zone 4 nord, Marne, Grand Est (Alsace – Champagne-Ardenne – Lorraine). Rapport final de fouille préventive, Service archéologique Reims Métropole, SRA Châlons-en-Champagne, dactylographié, 2016, 252 p.