Les autels à trois visages ou tricéphales : une particularité rémoise ? (1ère partie)

La récente acquisition d’un petit autel gallo-romain figurant un visage à trois visages a été l’occasion de mener une enquête au sein des collections du musée Saint-Remi, et plus largement sur le sujet de ces représentations d’origine gauloise très présentes sur le territoire rémois.
par Coline PICHON - Attachée de conservation – responsable de l’inventaire et du récolement, responsable des collections archéologiques du musée Saint-Remi

En mars dernier, un petit bloc en pierre d’époque indéterminée et provenant de Gaule a été proposé en vente à Dijon. Sur l’avers figure trois visages barbus fusionnés en un seul, partageant trois bouches, trois nez et deux yeux, et sculptés en bas-relief ; les deux faces latérales montrent pour l’une un autre visage barbu de face, et pour l’autre, une arme ; l’ensemble est surmonté d’une tête de bélier.

Cette œuvre a particulièrement retenu l’attention de l’équipe de conservation du musée Saint-Remi, puisqu’elle présente de grandes similitudes avec six petits autels gallo-romains de même forme et de même iconographie, conservés parmi les riches collections archéologiques du musée.

Plusieurs représentations comparables à triple visage ou à trois têtes ont été trouvées dans d’autres régions de l’est et du nord-est de la France [1], c’est-à-dire sur des territoires occupés par les tribus gauloises des Leuques, des Lingons, des Médiomatriques et des Rèmes. Mais ce type d’iconographie est principalement connu à Reims, ce qui laisse donc penser que le bloc mis en vente a sans doute été mis au jour dans la cité des sacres ou ses abords, et pourrait donc avoir toute sa place au musée Saint-Remi.

Autel à triple visage Musée Saint-Remi

Enquête au musée Saint-Remi

Un moulage de ce même bloc est conservé dans les réserves du musée, récemment transféré depuis le musée des Beaux-Arts de Reims où il était présent depuis plusieurs années. Au revers de celui-ci, une note manuscrite mentionne la provenance de l’original, semblant ainsi dissiper les doutes quant à l’origine du bloc mis en vente : Autel du Dieu gaulois Tricéphale

L’original, trouvé à Reims, vers 1896, avenue de Laon n°26, dans la propriété de Mr Pénard, perdu et retrouvé dans les décombres après les bombardements de 1914-1918, se trouve au musée archéologique de Reims.

Autel à triple visage WATTIEZ Musée Saint-Remi
Autel à triple visage Musée Saint-Remi

Mais après quelques recherches, il s’est avéré que ces informations correspondent en réalité à un autre autel gallo-romain en pierre (inv. 978.20334) conservé au musée Saint-Remi, issu de la collection de Théophile Habert [2] et acquis en 1901. Il montre un triple visage barbu sur la face principale, une tête juvénile imberbe de profil sur chaque côté, et est surmonté d’une tête de bélier. L’inscription « Société archéologique champenoise », estampée au revers du moulage, constitue un autre indice. Cette société savante, créée à Reims en 1907 et toujours active, en serait l’auteur, ou tout du moins le commanditaire.

L’enquête s’est donc portée vers elle, avec l’aide de l’un de ses membres [3].

Dans un article de 1999, Jacques Terrisse, membre de la Société archéologique champenoise (SAC), indique que cette dernière a offert à plusieurs de ses membres les moulages d’un tricéphale « tirés d’un modèle gallo-romain exposé au Musée Saint-Remi de Reims » [4], sans doute au début des années 1960.

Par ailleurs, ce même autel figure sur une photographie publiée dans un article [5] de L’Union qui mentionne sa présence parmi les collections de la SAC exposées dans l’abbaye Saint-Remi.

En effet, à partir 1965, plusieurs salles y sont mises à disposition de l’association afin qu’elle puisse y présenter le fruit de ses découvertes archéologiques de façon permanente : ce petit musée est mis en œuvre par l’un de ses plus anciens membres, Jean Méné [6].

La légende du cliché précise que l’autel a été mis au jour à Reims, et le journaliste indique qu’il a été « trouvé avant la dernière guerre » et qu’il « a servi pour illustration de la jaquette du livre de Paul Eydoux : Hommes et dieux de la Gaule ». Un exemplaire de cet ouvrage [7], publié en 1961, est justement conservé à la bibliothèque du musée Saint-Remi, et l’autel est bien représenté sur sa couverture. La table des illustrations nous apporte encore de nouveaux éléments d’information [8] :

Ce petit autel représentant un dieu à trois têtes est réputé provenir de Reims. Il appartient à M. Méné, vice-président de la Société archéologique champenoise, et il est en dépôt à cette société.

L’autel mis en vente à Dijon semble donc bien provenir de Reims et pourrait avoir appartenu à Jean Méné ; la SAC en aurait fait réaliser des moulages, dont un a sans doute été donné aux Musées de Reims. Un autre de ces moulages [9] se trouve actuellement dans les collections du Groupe d’études archéologiques Champagne-Ardenne (GEACA)
 [10], dont le siège est à Reims. L’artiste-peintre, graveur et sculpteur Robert Wattiez (1895-1966), membre de ces deux associations, est peut-être l’auteur de cette série de moulages [11].

Après discussions avec le commissaire-priseur, l’autel a fait l’objet d’un don au musée Saint-Remi, et rejoindra prochainement les autres autels à trois visages et tricéphales qui y sont présentés au public.

Les blocs à triple visage des Musées de Reims

Outre le moulage de la SAC et l’original issu de la collection Habert, le musée Saint-Remi conserve quatre autres moulages d’autels gallo-romains (inv. 883.9.2, 883.9.4, 883.9.5 et 913.7.8) prenant la forme de petits blocs et figurant un triple visage barbu. Les originaux ont été découverts à Reims à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, lors de divers travaux de construction au nord de la ville. Ils appartenaient à la collection de Victor Duquénelle [12] qui en a fait don aux Musées de Reims, et ont été détruit lors de la première guerre mondiale. Des moulages avaient été précédemment réalisés par le musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye (MAN) en mars 1878 [13], puis exposés dans la salle XIX de celui-ci en 1887 [14]. Les exemplaires actuellement conservés au musée Saint-Remi ont certainement été tirés au même moment [15].

Autel à triple visage ATELIER DE MOULAGE DU MUSÉE D'ARCHÉOLOGIE NATIONAL Musée Saint-Remi
Autel à triple visage ATELIER DE MOULAGE DU MUSÉE D'ARCHÉOLOGIE NATIONAL Musée Saint-Remi

Tout comme les deux autres, ils représentent trois têtes accolées, dont une de face et deux de profil. L’iconographie des côtés diverge d’un autel à l’autre : deux d’entre eux ne semblent rien figurer, le troisième présente des têtes juvéniles imberbes, tandis que le dernier montre un visage barbu et une arme, à l’instar de l’autel de Dijon. À une exception, ils sont tous surmontés d’un bélier, accompagné parfois d’un oiseau.

De plus, le musée conserve les fragments de deux autels gallo-romains (inv. 978.20333 et 978.20335) qui semblent avoir pris la forme de petits blocs. Le premier appartient aussi à la collection Duquénelle, et Émile Espérandieu en a réalisé un cliché alors qu’il était encore intact [16]. Ce dernier en propose une description : « Par devant, un visage barbu qui sert pour deux autres placés sur les côtés ; le tricéphale a des arcades sourcilières nettement accusées, mais ses yeux ne sont pas indiqués. Une tête de bélier et un oiseau sont posés à plat sur la partie supérieure de l’autel. La tête de bélier est placée à droite. » Seule la partie supérieure subsiste encore aujourd’hui. Quant au second, qui présente la même iconographie, il est évoqué dans le Catalogue du Musée lapidaire rémois, établi dans le Chapelle basse de l’Archevêché [17], sans description précise, et était déjà fragmentaire lorsqu’Émile Espérandieu en a publié un cliché [18]. Il été donné par Eugène Courmeaux (1817-1902), bibliothécaire de la ville de Reims.

Autel à triple visage ATELIER DE MOULAGE DU MUSÉE D'ARCHÉOLOGIE NATIONAL Musée Saint-Remi
Autel à triple visage ATELIER DE MOULAGE DU MUSÉE D'ARCHÉOLOGIE NATIONAL Musée Saint-Remi

Trois autres autels inscrits sur les registres d’inventaire des musées de Reims et disparus peuvent également être ajoutés à cet ensemble. Deux d’entre eux (inv. 883.9.6 et 883.9.14) ont été photographiés avant leur disparition par Émile Espérandieu [19]. Le troisième (inv. 889.34.1) est décrit dans le Catalogue du Musée lapidaire rémois : « Autel gallo-romain à quatre faces, dont trois seulement sont sculptées. Sur le côté principal, par devant, est un visage barbu, représenté de face ; sur l’un des côtés latéraux, à gauche, on voit un visage imberbe, aussi de face, et sur l’autre, à droite, un visage imberbe de profil. Un bélier est représenté dans la partie supérieure de l’autel » [20].

Les autels tricéphales des Musées de Reims

On trouve également un autre type de représentation comparable parmi les collections du musée Saint-Remi, comme ailleurs en France, qui figure trois têtes distinctes sur un seul corps. Ce dernier peut prendre la forme d’une colonnette surmontée de trois têtes barbues identiques, comme c’est le cas du moulage d’un autel (inv. 883.9.3) dont l’original a été trouvé à Reims sur les Promenades et a été détruit lors de la Grande Guerre ; il appartenait à la collection Duquénelle.
Deux autres autels (978.20175 et 978.20191) présentent trois têtes réparties autour d’un pilier de section rectangulaire. Ils ont été découverts à Reims, à la fin du XIXe siècle pour l’un, et à une date inconnue pour l’autre. Trois des quatre faces montrent une tête d’homme barbu, une tête juvénile imberbe et une tête féminine.

Colonnette tricéphale ATELIER DE MOULAGE DU MUSÉE D'ARCHÉOLOGIE NATIONAL Musée Saint-Remi
Stèle tricéphale Musée Saint-Remi

Sur une stèle de section triangulaire (inv. 980.1.14) mise au jour en 1948 dans les alluvions de la Marne près d’Aÿ et provenant de la collection de deux archéologues champenois, Auguste Roland et Pierre Hu [21], on observe cette même partition tricéphale, composée cette fois-ci de deux têtes d’homme barbu et d’une tête juvénile imberbe. L’ensemble est surmonté de trois têtes de béliers et d’un torque.

(La suite de cet article paraîtra prochainement)

Notes

[1Pour un recensement des représentations tricéphales trouvées sur le territoire français, voir notamment :

  • BERTRAND Alexandre, « L’autel de Saintes et les triades gauloises », Revue archéologique, 1880, vol. 39, p. 337-347 et vol. 40, 1880, p. 70-84 ;
  • REINACH Salomon, Antiquités nationales. Description raisonnée du Musée de Saint-Germain-en-Laye : bronzes figurés de la Gaule romaine, tome 2, Paris, Firmin-Didot, 1894, p. 187-191 ;
  • ERRISSE Jacques, « Le dieu à trois têtes des Rèmes : le tricéphale. Histoire et tentative d’explication », Travaux de l’Académie nationale de Reims, 174e volume, 1999, p. 13-25 ;
  • CHEW Hélène, « Une divinité à triple visage de Naix-aux-Forges (Meuse). Une nouvelle sculpture en pierre au musée d’Archéologie nationale », Antiquités nationales, 2006-2007, tome 38, p. 9-20 ;
  • CHEW Hélène, « Une nouvelle divinité à triple visage au musée d’Archéologie nationale », Antiquités nationales, 2011, tome 42, p. 89-93,

[2Ancien notaire natif de l’Yonne, passionné d’archéologie et de céramique, Théophile Habert (1822-1899) est le fondateur du musée archéologique de Reims. Celui-ci, constitué des collections personnelles qu’Habert cède à la Ville, est inauguré dans une salle de l’Hôtel de Ville le 8 novembre 1893. Le fonds est complété au fil du temps par des objets découverts lors de fouilles menées à Reims, ainsi que par nombre de dons et de legs. La quasi-totalité de cette collection a été détruite lors des bombardements de la première guerre mondiale. Voir VATAN Anne, Histoire de l’archéologie celtique en Champagne : des origines à nos jours, Reims, Société archéologique champenoise, 2004, p. 118.

[3Nous adressons tous nos remerciements à Charles Poulain, qui nous a apporté son aide précieuse lors de ces recherches. Pour en savoir plus sur la Société archéologique champenoise : http://sacassofkw.cluster027.hosting.ovh.net/LaSAC/La%20Vie.htm

[4TERRISSE Jacques, op. cit., p. 13.

[5CLAISSE Hubert, « La Société archéologique champenoise organise son petit musée permanent dans le cadre de l’abbaye Saint-Remi », L’Union, 20 janvier 1965, p.3.

[6Ramoneur et employé aux Imprimeries Debar, Jean Méné (1908-1970) est un passionné d’archéologie autodidacte. En 1951, il fonde la Société archéologique gallo-belge, qui fusionne ensuite avec la SAC, dont il devient le vice-président. Il a participé à plusieurs fouilles à Reims et dans sa région, et a constitué une importante collection d’objets, dont une partie a été donnée par ses héritiers aux Musées de Reims, en 1971.

[7EYDOUX Henri-Paul, Hommes et dieux de la Gaule. Les récentes découvertes archéologiques, Paris, Plon, 1961.

[8Ibid., p. 303.

[9Une plaquette en bronze est fixée au revers, avec l’inscription : « AUTEL DU DIEU TRICEPHALE GAULOIS / SOCIETE ARCHEOLOGIQUE CHAMPENOISE »

[10Pour en savoir plus sur le GEACA : http://geaca-reims.blogspot.com/

[11Merci à Charles Poulain de nous avoir suggéré cette hypothèse.

[12Pharmacien rémois passionné d’archéologie et de numismatique, membre de plusieurs sociétés savantes, Victor Duquénelle (1807-1883) constitue une importante collection d’objets gallo-romains trouvés à Reims et œuvre activement pour l’archéologie champenoise. Voir VATAN Anne, op. cit., p. 101.

[13GRÉVY Émilie, Copier pour conserver. La reproduction à des fins de conservation du mobilier archéologique au musée d’Archéologie nationale (de 1862 à nos jours), mémoire de recherche, 2e année de 2e cycle, histoire de l’art appliquée aux collections, École du Louvre, 2022, annexe 66, d’après BECK Françoise, « Sur quelques moulages du MAN ayant pris valeur d’originaux », Antiquités nationales, 1978, n°10, p. 54-64.

[14REINACH Salomon, Catalogue illustré du Musée des Antiquités nationales au château de Saint-Germain-en-Laye, tome I, Paris, E. Leroux, 1917, p. 134-135, n°24417 à 24421.

[15Ils présentent sur un côté de leur socle les mêmes numéros que ceux du MAN : 24417 à 24421.

[16ESPÉRANDIEU Émile, Recueil général des bas-reliefs, statues et bustes de la Gaule romaine, Tome 5 : Belgique. Première partie, Paris, Imprimerie Nationale, 1913, n°3659.

[17GIVELET Charles, JADART Henri, DEMAISON Louis, Exposition rétrospective de Reims : Catalogue du Musée lapidaire rémois, établi dans le Chapelle basse de l’Archevêché (1865-1895), Reims, Imprimerie de l’Académie, 1895, p. 27, note 1.

[18ESPÉRANDIEU Émile, op. cit., n°3748.

[19Ibid., n°3654 et n°3661.

[20GIVELET Charles, JADART Henri, DEMAISON Louis, op. cit., p. 17, n° 5 bis. Un autre autel découvert en 1889 rue Noël à Reims est mentionné en note 1, mais nous n’avons pas encore déterminé s’il compte parmi les autels tricéphales inscrits sur les inventaires des Musées de Reims et aujourd’hui disparus..

[21Tous deux instituteurs et passionnés d’archéologie, Augustin Roland (1867-1943) et son gendre Pierre Hu (1902-1969) ont fouillé de nombreux sites de la Champagne et fondèrent un musée à Villevenard (Marne) dans lequel étaient présentés les objets issus de leurs découvertes. Voir VATAN Anne, op. cit., p.121 et 166.