Le fardeau des fardeaux - Enquête sur un anneau d’or de l’église Saint-Remi
Le 14 juillet 1842, lors d’une campagne de fouilles des tombes situées dans le chœur de l’église abbatiale Saint-Remi, un anneau d’or, haut de 11 millimètres, d’un diamètre extérieur de 25 millimètres et pesant 8 grammes, est découvert dans l’une des tombes (Fig.1). L’historien rémois Prosper Tarbé, alors présent, décrit sa découverte :
Le même jour on ouvrit une deuxième tombe : elle se trouve à l’entrée du chœur, un peu à gauche de l’axe central en venant de l’autel, à côté de la troisième ouverte la veille, et un peu plus en avant dans le chœur. Elle est située à la même profondeur que les autres. Son couvercle se compose de quatre pierres unies entre elles par du ciment, et de formes irrégulières : elles sont plates et sans aucune trace de travail : dans le cénotaphe était un cercueil de bois à peu près détruit et réduit en poussière : on a retrouvé les clous et les armures qui attachaient les planches entre elles.
Le corps était enveloppé d’un tissu qui parut être de soie. Sur la poitrine était une croix formée de deux bandelettes croisées, faites d’une étoffe de soie fort richement ornée de dessins brochés ou brodés. Ces deux étoffes étaient de couleur brune : il est probable qu’elles devaient cette nuance à la putréfaction. Le défunt était chaussé de bottines de cuir hautes de vingt-sept centimètres environ.
Les bras étaient étendus en long de chaque côté du corps. Du côté droit, près des pieds on trouva un morceau de bâton rond, ayant quinze millimètres de diamètre, long de dix-huit centimètres, terminé par une pointe de cuivre couverte de vert-de-gris. Cette pointe de métal pouvait avoir neuf centimètres : d’autres morceaux de bâton de même nature se trouvaient du même côté, le long du corps. Nous avions évidemment devant les yeux les débris d’une crosse ou d’un bâton pastoral.
Du même côté à la place où devait se trouver la main, on rencontra un anneau d’or massif, uni, haut de sept millimètres, portant pour inscription en lettres romaines : ONVS ONERV. Nous croyons devoir lire : onus onerum ; fardeau des fardeaux.
Plus haut, près de l’épaule droite, on trouva un fragment de calice ou de vase en plomb. On n’a rien rencontré qui put ressembler à l’extrémité supérieure d’une crosse [1].
L’anneau est donné la même année au musée municipal où il est inscrit postérieurement dans l’inventaire : « 167. Anneau pastoral, en or, avec cette légende sur le champ ONVS ONERV, trouvé dans un tombeau de l’église de St Rémi, fouille du [blanc] 1844 opérée par les soins du Comité archéologique ». Une mention en marge précise sa présentation au « Musée rétrospectif - vitrine haute » [2]. Exposé au musée de Reims dans l’hôtel de ville, il est notamment signalé lors de la visite des membres du Congrès archéologique de France, tenu à Reims en 1861
Dans une montre où des armes, des sceaux, des antiques, des étoffes même se disputent la place, nous ferons remarquer encore des bagues très-curieuses. L’une, simple anneau formé d’une bande d’or, sans ornements, provient de la sépulture d’un archevêque enterré dans l’église de St.-Remy ; on y lit cette significative inscription, qui a trait à la charge épiscopale : ONUS ONERUM [3].
En 1883, Louis Demaison revient sur cette découverte dans une communication faite à l’Académie nationale de Reims, reprenant les éléments fournis par Prosper Tarbé :
Il existe aussi, dans les collections archéologiques du musée de Reims, un bel anneau pastoral en or du XIe ou du XIIe siècle. Cette bague, assez massive et tout unie, est haute d’environ sept millimètres ; elle porte l’inscription suivante, gravée entre deux lignes parallèles, sur sa surface extérieure : ONVS ONERV (onus onerum). Les caractères et les lignes sont tracés en creux et remplis à l’aide d’un émail noir qui les fait ressortir [4].
Il est possible que la bague ait été exposée au musée des Beaux-Arts, dans la vitrine dédiée aux arts décoratifs du Moyen Âge et de la Renaissance, jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. Étonnamment, la bague n’est pas récupérée par le musée Saint-Remi lors de sa création, en 1978, et demeure donc conservée par le musée des Beaux-Arts.
L’inscription de la bague
D’une facture très simple, la bague présente une forme légèrement tronconique, étant d’un diamètre plus réduit en partie supérieure qu’inférieure. L’inscription en onciales, assez fruste et clairement lisible, porte une abréviation sur la dernière lettre V, faute de place, autorisant à restituer ONERVM :
Inscription anneau
La formule onus onerum peut être traduite par « le fardeau des fardeaux ». Elle constitue un rappel à l’humilité, soulignant la lourde responsabilité que représente la charge des âmes assurée par les grands dignitaires ecclésiastiques, évêques et abbés.
Pierre Damien (+ 1072) la met dans la bouche du saint pape Léon Ier dans une adresse à l’antipape Honorius II (1061-1064) : « Puisque tout homme religieux abhorre le fardeau d’avoir à supporter une tâche aussi pénible […] pourquoi toi, le fardeau des fardeaux, comme disait le saint pape Léon, tu ne te prépares pas à fuir […] ? » [5]. L’évêque Yves de Chartres (+ 1115) reprend la même expression dans une lettre adressée aux chanoines de Saint-Quentin de Beauvais : « Le gouvernement des âmes est l’art des arts, le fardeau des fardeaux » [6].
Bague de doigt ou virole de bâton ?
Dès sa découverte en 1842, l’anneau est identifié comme destiné à être porté au doigt de son possesseur, et demeure désigné ainsi dans l’inventaire du musée. Cette interprétation est liée au contexte de la tombe où la bague paraît assez isolée, et à la symbolique de l’anneau pastoral bien connu pour constituer l’un des insignes d’autorité ecclésiastique. Toutefois, au contraire des tombes d’évêques, la présence d’un anneau pastoral dans une tombe d’abbé ne semble pas encore avoir été constatée, bien que des textes mentionnent le droit de certains de le porter [7]. Par ailleurs, la présence dans la tombe fouillée d’un bâton pastoral partiellement détruit invite à s’interroger sur le possible usage de cet anneau comme virole [8]. Des abbés de Saint-Remi ont été inhumés avec leur bâton pastoral : celui de Simon (+ 1194) figurait ainsi dans sa tombe ouverte en 1649 [9].
Plusieurs exemples de douilles ou viroles gravées d’inscriptions, prenant la forme d’anneaux métalliques plus ou moins larges, sont attestés sur les bâtons pastoraux conservés dans des trésors d’églises ou découverts en contexte archéologique. La bague est souvent positionnée en partie haute du bâton, à la jonction avec sa terminaison supérieure (tau ou crosseron).
Si les premières études se sont peu arrêtées sur les inscriptions figurant sur ces objets [10], l’attention des chercheurs a permis de mettre en avant leur présence régulière et leur essor aux XIe et XIIe siècle [11]. Les exemples les plus anciens, dans la seconde moitié du XIe siècle, privilégient plutôt le nom du possesseur, à l’instar de la virole de bâton pastoral trouvée en 1835 dans l’église abbatiale de Maillezais, dans la tombe de Goderan, évêque de Saintes et abbé de Maillezais, élu évêque en 1068 (fig.2).
Cette bague en argent est plus haute (2,2 cm pour un diamètre de 1,5 cm) et porte un texte soigné se déployant sur trois lignes : VIRGA PASTORA / LIS GODERANNI / SANTONENSIS (« Bâton pastoral de Goderan de Saintes ») [12].
Dès la deuxième moitié du XIe siècle apparaissent des crosses arborant de brefs adages latins, mais aussi des poèmes de genre didactique comme celui inscrit sur la crosse de l’archevêque de Cologne Anno (+ 1075). Ces adages sont gravés sur les bagues métalliques des crosses de bois, d’os ou d’ivoire, ainsi que sur les crosses d’étain, de bronze et de cuivre aux XIIe et XIIIe siècles [13].
Une virole de bâton pastoral en métal doré est découverte en 1635 dans l’église prieurale d’Orsan (Cher), dans la tombe présumée de Léger, archevêque de Bourges entre 1094 et 1120 : elle porte l’inscription : TERREAT. PVNGAT. SVPPORTET ET VNGAT (« Qu’il menace, qu’il aiguillonne, qu’il soutienne et qu’il oigne »)
[14].
Un autre exemple est donné par la bague en cuivre doré supportant le crosseron en ivoire d’Ulger, évêque d’Angers de 1125 à 1148, découvert dans sa tombe dans la cathédrale en 1896 (fig.3). Elle porte l’inscription BACVLVS (« bâton ») [15]. D’autres viroles inscrites sont encore mentionnées, à l’instar d’un exemplaire en cuivre doré portant une longue citation latine, découvert en 1742 dans la cathédrale de Sens et probablement attribuable à l’archevêque Michel de Corbeil (+1199) [16]. Une autre, en cuivre, est découverte en 1875 dans une tombe de la cathédrale Saint-Front de Périgueux [17].
Les viroles de bâtons pastoraux avec le terme ONVS
L’hypothèse de l’usage de la bague comme virole de bâton pastoral est renforcée par l’existence d’un petit groupe de bâtons présentant des variations d’inscriptions autour de la notion de « fardeau » (onus). Le plus fameux est la crosse du trésor de Saint-Lizier, en Ariège, portant une double
inscription : l’inscription supérieure, à la base du crosseron en ivoire, figure sur une bague octogonale en argent et fait directement écho, par sa formule, à celle de Reims : HONOR ONVS [18] (fig.4).
En 1691, une « crosse d’étain » fut exhumée du sol de la cathédrale d’Amiens, portant l’inscription ONVS NON HONOR (« Un fardeau, pas un honneur ») [19]. Une source très postérieure signale par ailleurs qu’Adam, abbé de Saint-Josse-de-Dommartin (Oise), mort en 1166, légua son bâton pastoral à son successeur en y ayant fait inscrire la même formule [20].
Mais la comparaison la plus intéressante peut être établie avec un fragment de bâton pastoral de l’abbaye de Charroux, découvert parmi un ensemble de sépultures fouillées dans la salle capitulaire en 1949, ayant par ailleurs livré deux taus et un crosseron en ivoire.
La partie terminale, probablement une volute, était en bois, que l’humidité a détruit, et dont il ne reste que des traces conservées par l’oxydation de la tige de fer qui reliait les diverses parties. Le nœud est formé d’une grosse perle de cristal taillé. Deux viroles d’or, au-dessus et au-dessous, cernaient le bois de la tête et celui de la hampe. (Fig.5)
La bague du bas est ornée au repoussé de motifs dérivés de l’acanthe et de rinceaux réunis par de petites têtes de lions. L’autre bague porte en onciale mélangée de capitale l’inscription + ONUS ONERUM [21].
Cet exemplaire présente donc, dans une tombe d’abbé, un anneau très proche de celui de Reims, (Fig.6) aussi en or et portant la même inscription, à l’exception de la présence d’une croix signalant le début du texte. Il permet de comprendre le probable positionnement de cette bague sur le bâton.
Conclusion : la virole du bâton pastoral d’un probable abbé de Saint-Remi au tournant du XIe et du XIIe siècle
Les trois inscriptions aujourd’hui identifiées à Amiens, Saint-Lizier et Charroux, développant des variations autour du fardeau (onus), épiscopal dans les deux premiers cas, abbatial dans le dernier, s’avèrent donc toutes liées à des bâtons pastoraux, ce que confirme par ailleurs la rareté des anneaux digitaux d’abbés connus pour cette période du Moyen Âge. La forme légèrement tronconique de la bague de Reims, d’un diamètre supérieur à celui observé pour le bâton, suggère que cette virole pouvait couvrir un autre élément plus large situé juste en-dessous, pourquoi pas le nœud souvent présent sur les bâtons pastoraux (boule en bois, en cristal, en métal, éventuellement orfévrée). L’absence d’autres éléments métalliques et de crosse ou de tau sur la partie supérieure du bâton peut indiquer que ces éléments, en matériaux périssables, n’avaient pas survécu jusqu’à leur redécouverte, ou que la tombe avait déjà été visitée antérieurement.
Le succès de la formule du « fardeau » ecclésiastique et celui des inscriptions sur les viroles des bâtons pastoraux semblent indiquer une datation comprise entre le dernier tiers du XIe siècle et le milieu du XIIe siècle. Parmi les abbés de Saint-Remi qui se sont succédé dans la période, on ignore l’emplacement des tombes d’Henri Ier (1076-1094), Robert Ier (1094-1097), Bouchard (1097-1100) et Hugues III (1151-1162), celles d’Hérimar (1048-1076), Azenaire (1100-1118) et Odon Ier (1118-1151) étant identifiées et à exclure. Mais rien n’empêche aussi d’envisager la sépulture d’un archevêque de Reims : on sait notamment que Raoul le Vert (1109-1124) fut inhumé dans le chœur de Saint-Remi [22].
Notes
[1] Prosper TARBE, Les sépultures de l’église Saint-Remi de Reims, Reims, Brissart, 1842, p.90-92.
[2] Musée des Beaux-Arts de Reims, Inventaire A, f°125r (actuel n° d’inventaire 845.24.1).
[3] Société française d’archéologie, Congrès archéologique de France, XXVIIIesession, 1862, p.204
[4] Louis DEMAISON, « Note sur trois bagues à inscriptions trouvées à Reims », Travaux de l’Académie nationale de Reims, vol. 75, 1883-1884, p.318-319.
[5] Luigi NOVARINI, Adagiorum Sanctorum Patrum, 1637, vol.2, p.518, n°2299 : « Cum religiosus, quisque vir subire tam laboriose sedit onus abhorreat, illicque constitui vix ullis hominum precibus acquiescat, cur tu, onus onerum, ut Sanctus Leo Papa dicebat, non modo non paras aufugere, sed ultro etiam preces, et precium offerendo anxie te conaris intrudere ? »
[6] Lucien MERLET (éd.), « Lettres de saint Ives », Mémoires de la Société archéologique d’Eure-et-Loir, t.VIII, 1885, p.61.
[7] Eźlbieta DABROWSKA, « Insignes du pouvoir épiscopal et abbatial dans l’archéologie funéraire des diocèses pyrénéens français », Aquitania, t.13, 1995. p.281 : « A ma connaissance, aucune bague n’a été retrouvée dans la tombe d’un abbé, malgré le fait que certains d’entre eux aient joui du privilège de la porter ».
[8] « Petite bague de métal dont on garnit l’extrémité d’un manche pour assujettir ce qui y est fixé » (Le Robert).
[9] Prosper TARBE, Les sépultures…, op. cit. p.75.
[10] Abbé BARRAULT, Arthur MARTIN, Le bâton pastoral. Étude archéologique, Paris, Poussielgue-Rusand, 1856.
[11] Robert FAVREAU, « Sources des inscriptions médiévales », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 153e année, n°4, 2009.p.1310-1313.
[12] Robert FAVREAU, Jean MICHAUD, Corpus des inscriptions de la France médiévale 3. Charente, Charente-Maritime, Deux- Sèvres, Université de Poitiers, 1977, p.148-149 (ill. pl. LII). Conservé au musée Bernard d’Agesci de Niort, inv. 835.1.2.
[13] Eźlbieta DABROWSKA, « La douille d’Autun et les crosses inscrites dans la France médiévale », Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1997. p.316
[14] Estelle INGRAND-VARENNE et alii, Corpus des Inscriptions de la France Médiévale 26 - Cher, Paris, CNRS, 2016, n°148.
[15] Charles URSEAU, « La tombe de l’évêque Ulger à la cathédrale d’Angers », Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, t.28, fasc.1, 1925. p.53-54.
[16] Robert FAVREAU, Jean MICHAUD, Corpus des inscriptions de la France médiévale 21 - Yonne, Paris, CNRS Editions, 2000, p.172-173.
[17] Robert FAVREAU, Jean MICHAUD, Corpus des inscriptions de la France médiévale 5 - Dordogne, Gironde, Poitiers, 1979, p.55. Un temps conservée au musée de Périgueux.
[18] Adolphe SIADOUX, « Notes sur une mitre et une crosse, conservées dans le trésor de l’église de Saint-Lizier (Ariège) », Bulletin monumental, vol.31, 1865, p.84-87
[19] « Quand on voulut, au mois de juin 1691, creuser une fosse dans l’endroit où Mgr Simon de Goucame est enterré, dans cette chapelle de Primes, pour y inhumer M. François de Hodencq, doyen de la cathédrale, on y trouva des restes des ornemens de ce prélat, mort le 3o décembre 1325, sçavoir : deux bagues, l’une d’or et l’autre de cuivre, avec sa crosse d’estain, et sur laquelle estoient gravés ces mots : Onus et non honos. On garde encore aujourd’huy par curiosité, dans la thrésorerie du chapitre de la cathédrale, cette bague de cuivre et cette crosse ; mais la bague d’or fut attachée à la châsse de saint Firmin-le-Martir » (Louis DOUCHET (éd.), Manuscrits de Pagès, marchand d’Amiens – Description de la cathédrale d’Amiens, t.V, 1862, p.330).
[20] Jules CORBLET, Hagiographie du diocèse d’Amiens, t.1, 1868, t.1, p.13. Il est possible que cette tradition ait été inspirée a posteriori par la crosse conservée au trésor de la cathédrale d’Amiens.
[21] François EYGUN, « Fouilles de la salle capitulaire de l’abbaye de Charroux », Bulletin monumental, 109-3, 1951, p.308 (ill. p.305). L’auteur attribue ce fragment de bâton pastoral, conservé au trésor de l’abbaye, au milieu du XIIe siècle.
[22] Prosper TARBE, Les sépultures…, op. cit. p.43.