Hubert-François Bourguignon d’Anville, dit Gravelot

Par Ambre Bozec, historienne de l’art.
D’après son mémoire de deuxième année de second cycle : Hubert-François Bourguignon d’Anville, dit Gravelot (1699-1773) : « artiste complet et parfait » de l’illustration littéraire ? Catalogue sommaire illustré et historique de ses dessins dans les collections patrimoniales françaises, sous la direction de Guillaume Faroult et Hélène Meyer, École du Louvre, 2024.
Frontispice ANONYME FRANCAIS 18ème siècle Musée des Beaux-Arts

Le fonds d’arts graphiques du musée des Beaux-Arts de Reims, possède un dessin d’après Gravelot.
Cette feuille est l’occasion d’évoquer l’écrivain et bibliothécaire Pol Neveux, inspecteur général des bibliothèques de France et membre de l’Académie Goncourt. Son importante collection est venue enrichir le musée de plus de 700 pièces, particulièrement du mobilier, mais aussi 81 dessins, dont certains du XVIII e siècle, Hubert Robert, Adrien Manglard…, mais aussi des anonymes et des « d’après » comme c’est le cas pour cette œuvre.
Ce qui a également retenu notre attention, c’est l’engouement pour cet artiste par une personnalité du monde du champagne, l’important collectionneur et bibliophile, Louis II Rœderer.

Qui est Gravelot ?

Portrait de Hubert-François Gravelot par Maurice-Quentin de La Tour

Hubert-François Bourguignon d’Anville, dit Gravelot (Paris,1699-1773), fut l’un des vignettistes les plus généreux du XVIIIe siècle [1]. Ses illustrations accompagnèrent les éditions majeures publiées durant les quatre décennies de sa carrière.
Gravelot commença son apprentissage du dessin assez tardivement, après une période d’oisiveté. Confirmé dans son ambition artistique, il entra dans l’atelier de Jean II Restout (1692-1768) au tournant des années 1730. Très tôt, il se lia au peintre François Boucher (1703-1770), qui entamait également sa carrière. Les deux artistes élaborèrent une esthétique similaire en lien avec la culture galante en vogue au début du XVIIIe siècle. Ce fut sans doute Boucher qui l’encouragea à se rapprocher du dessin d’éditions.
Face à la concurrence qui faisait rage à Paris, Gravelot partit à Londres pour répondre à l’offre du graveur-éditeur Claude Dubosc (1682-1745) qui cherchait un dessinateur pour donner des modèles d’estampes. Installé entre 1732 et 1745 dans la capitale britannique, il se spécialisa durant cette période dans la production de vignettes. En effet, ce champ connaissait alors un intérêt croissant à la suite de l’impulsion des peintres du début du siècle qui affirmèrent la séparation entre le dessinateur et le graveur [2]. Le retour des grandes commandes officielles obligea ces artistes à s’en détourner. Pour répondre à la demande croissante de livres illustrés, les éditeurs se rapprochèrent de dessinateurs pour donner des modèles de vignettes. Ainsi, Gravelot s’engouffra dans cette veine. Sa participation aux publications des livres les plus prestigieux permit à son nom de se propager et d’être régulièrement recommandé pour travailler au service de l’édition de luxe.

À son retour en France, sa renommée est établie et sa participation à l’édition du Décaméron de Boccace (Londres [Paris ?] : s.n., 1757-1761) entérina son succès. Bijoux de l’édition littéraire, ce projet rassembla les plus grands artistes de la période [3].
S’y côtoyèrent François Boucher (1703-1770), entre-temps devenu peintre à la cour de Louis XV et favori de la marquise de Pompadour, le dessinateur et théoricien de l’Académie de Peinture et de Sculpture Charles-Nicolas Cochin (1715-1790) et le vignettiste Charles Eisen (1720-1778). En plus des frontispices des volumes, chacune des journées et des nouvelles furent illustrées. Gravelot en donna la majorité des modèles, démontrant ainsi au public ses talents pour varier les compositions sans tomber dans la monotonie.

Grand lecteur, il eut en parallèle une activité de théoricien. Dans son hommage posthume, principale source biographique sur l’artiste, Jean-Baptiste d’Anville mentionna que son frère envoya à l’Académie royale des sciences un traité de perspective. Aussi, à la manière des rhétoriciens, il conçut un Almanach iconologique qu’il publia annuellement de 1764 à son décès en 1773. Pour ce petit ouvrage, il imaginait chaque année douze vignettes pour rythmer les mois [4].

Bien qu’il soit aujourd’hui majoritairement associé à l’illustration, sa production fut riche et diversifiée. Une grande quantité d’œuvres forme son corpus, dû à sa technique particulière : il fragmentait les étapes de conception en autant de feuilles nécessaires [5]. À partir des années 1745-1750, pour une même composition, il décomposait son travail en deux à quatre versions en moyenne. Cette particularité, ajoutée au nombre conséquent d’éditions auxquels il prit part, laisse imaginer que sa production comptabiliserait plusieurs milliers d’œuvres. Étudier la circulation de ses dessins depuis son décès jusqu’à nos jours met en lumière diverses problématiques : d’une part pour approfondir la compréhension de l’organisation d’un projet d’édition au XVIIIe siècle, mais aussi pour percevoir l’évolution dans l’appréciation de cet artiste sur un temps long.

Historique global de son corpus

Si une partie des dessins de Gravelot furent cédés au long de sa carrière, l’étude de son corpus révèle une certaine cohésion. La majorité de ses feuilles fut regroupée à son décès et vendue ensemble, désignée sous le nom de « portefeuille à croquis ». Dans le Catalogue de la vente après décès de M. Gravelot, le lot 24 attire l’attention puisqu’il se compose de : « Un portefeuille rempli d’esquisses & croquis de différentes compositions, par le même, qui sera divisé » [6]. Distingué des autres numéros, il est fort probable que ce dernier lot regroupait le fond d’atelier de l’artiste et ses études préparatoires. L’histoire des provenances qui nous est aujourd’hui connue laisse supposer que le recueil fut retiré de la vente, évitant ainsi sa dispersion.
Entre la fin du XVIIIe siècle et la première moitié du XXe siècle, les premières feuilles arrivées dans les collections patrimoniales françaises se singularisent par leur aspect « fini ». À la plume et à l’encre brune, la représentation est fouillée et rigoureusement détaillée. Ces dessins étaient probablement cédés aux commanditaires à l’issue du projet. Les éditeurs les conservaient afin de pouvoir les reproposer aux graveurs dans l’éventualité d’une nouvelle publication ultérieure.
L’arrivée des premiers dessins de Gravelot coïncide avec la constitution des premières collections publiques. Les compositions de La Nouvelle Héloïse entrèrent dans les collections nationales dès la Révolution. Cette version du fameux roman épistolaire est une des copies calligraphiées par Jean-Jacques Rousseau. Le manuscrit avait été offert par l’auteur pour remercier ses bienfaiteurs, les maréchaux de Luxembourg [7]. Pour le distinguer des autres copies, il y joignit les dessins que Gravelot créa pour les estampes. Les exigences exacerbées de Rousseau permirent de conserver de nombreuses traces pour documenter son élaboration [8]. Saisis en 1794 chez une proche de la maréchale, les six volumes contenant les douze dessins furent versés en 1799 à la bibliothèque de l’Assemblée nationale [9].
La série d’estampes ci-dessous reproduit les planches telles qu’elles apparaissent dans le Recueil paru séparément chez Duchesne en 1761, quelques semaines après la parution de la Nouvelle Héloïse.

12 estampes : Hubert-François Gravelot, Illustrations pour Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, eau-forte et burin Cabinet d’arts graphiques, inv. n° E 2011-823/ 1-12 © Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève/Clichés : CdAG.

L’influence sur l’historiographie

L’œuvre de Gravelot intéressa en premier les bibliophiles. Le peu d’œuvres en circulation explique que ses compositions ne furent majoritairement appréciées qu’au travers de leurs transcriptions gravées jusqu’au dernier quart du XIXe siècle. Alors qu’une grande partie des dessins de l’artiste était entravée dans le portefeuille à croquis, sa production anglaise circulait plus librement, conditionnant ainsi grandement le regard que les amateurs lui portèrent à partir de la seconde moitié du XIXe siècle.
En 1864, la vente de la collection du comte Antoine-François Andréossy (1761-1828) constitua une première étape dans la revalorisation des dessins de l’artiste. Ambassadeur de France à Londres, il profita de son voyage pour constituer une collection d’arts graphiques d’envergure [10]. Deux frères écrivains et amateurs d’art profitèrent de cette vente pour acquérir plusieurs lots relatifs à Gravelot, formant ainsi le cœur de leur fonds sur cet artiste : Jules et Edmond Goncourt [11].

Les publications des Goncourt conditionnèrent durablement la vision portée sur l’artiste. Le journal L’Artiste avait republié en 1853 l’éloge posthume donné par le frère de l’artiste permettant ainsi de diffuser sa biographie auprès des lecteurs. Source de première main, l’article évoque les grands moments de la vie de Gravelot et offre un aperçu de son caractère, ce qui nourrit la perception des Goncourt qui citèrent cette référence à de nombreuses reprises dans leurs publications.
Ils alimentèrent notamment l’intérêt pour les dessins originaux de l’artiste. Les deux écrivains consacrèrent quelques lignes à une technique qu’ils présentèrent comme singulière. Reprenant un passage de la nécrologie de Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville, ils supposèrent que Gravelot élaborait ses vignettes sur des feuilles de grande taille, avant de les adapter au format souhaité grâce à la mise au carreau [12]. S’il est vrai que quelques feuilles correspondent à cette technique, en particulier les premières illustrations qu’il donna pour l’édition de Tom Jones de Henry Fielding (1707-1754), c’est bien là le seul projet à notre connaissance. Le chapitre que lui dédièrent les Goncourt est grandement conditionné par les quelques dessins en circulation, résultant pour la plupart de la période anglaise, par la nécrologie du frère et par quelques lettres de correspondances. Les écrivains portèrent un regard appréciateur sur la production de l’artiste, nourrissant ainsi l’engouement des amateurs. Leur promotion participa à vivifier la demande.

Après les publications des Goncourt, le marché témoigne d’un attrait croissant pour les dessins de Gravelot. De nombreuses feuilles sont échangées et les catalogues de vente révèlent le regain d’intérêt pour l’art français du XVIIIe siècle en général. À partir des années 1870, les dessins attribués au vignettiste et les publications à son sujet se multiplient. Toutefois, le rassemblement d’une part importante de son corpus dans un recueil unique limite le marché. Alors que les feuilles qui lui sont attribuées augmentent, certaines restent sujettes à caution.

L’historique du « portefeuille à croquis » et la collection de Louis II Rœderer

Cet ensemble ne réapparut qu’au tournant des années 1870, lorsqu’il passa des mains d’un certain marquis de Fourquevaux à celles du collectionneur et bibliophile Emmanuel Bocher (1835-1919) [13]. Seulement quelques années plus tard, il le céda à l’entrepreneur rémois Louis II Rœderer (1845-1880). Dirigeant de la fameuse entreprise de champagne, ce dernier rassembla une des plus grandes bibliothèques consacrées à la production française. Bibliophile, il ne s’intéressait pas seulement aux éditions, mais aussi aux dessins originaux des vignettistes. En ce qui concerne Gravelot, outre l’acquisition du « portefeuille à croquis », il rassembla un grand nombre de compositions plus abouties à la plume et à l’encre, ce qui en fait le plus grand collectionneur de cet artiste. Sa collection comptait également le produit d’autres éditions majeures du règne de Louis XV, tels que les croquis préparatoires de Jean-Honoré Fragonard pour le Roland Furieux ou bien celles des Fables de La Fontaine de Jean-Baptiste Oudry. Faute d’inventaire, le fonds est estimé contenir entre mille et trois mille œuvres [14].

À son décès, l’ensemble fut légué à son neveu Léon Olry-Rœderer (1870-1932). Les difficultés économiques entraînées par la Première Guerre mondiale le poussèrent à céder l’ensemble de la bibliothèque au marchand américain Abraham Simon Wolf Rosenbach (1876-1952). Arrivée à Philadelphie, la collection et le portefeuille de Gravelot furent démembrés et dispersés entre les différents musées et collections privées demandeuses.
Circulant de collection en collection, le rassemblement en un « portefeuille à croquis » ne permit la connaissance de l’œuvre graphique de l’artiste qu’à un petit groupe d’amateurs privilégiés et en freina l’étude jusqu’aux années 1920, moment où il fut dispersé.
Dès lors, l’historiographie de l’artiste connut une nouvelle évolution grâce à la diffusion de son œuvre. Les recherches récentes tendent à inclure Gravelot dans le contexte plus vaste de l’industrie du livre et de la création parisienne au milieu du XVIIIe siècle.

Notes

[1Pour une étude approfondie de la biographie de Hubert-François Gravelot voir : Delvalle, Julie, Hubert-François Bourguignon dit Gravelot (1699-1773) « dessinateur par goût, graveur par nécessité, mémoire de Master 2 d’histoire de l’art, tapuscrit, sous la direction de Patrick Michel, Université de Lille, 2015.

[2Martin, Henri-Jean, Chartier, Roger (dir.), Histoire de l’édition française. Tome 2. Le livre triomphant : 1660-1830, Paris : PROMODIS, 1984, p. 142.

[3Faroult, Guillaume, L’Amour peintre, Paris : Cohen&Cohen éditeurs, 2020, p. 258-267.

[4Perrot, Chloé, « Fonds iconologiques, tableaux de la vie humaine » dans Chedeville, Émilie, Jollet, Étienne et Sourdin, Claire (dir.), Le fond de l’œuvre, Paris : Éditions de la Sorbonne, 2020, p.69-85.

[5Los Llanos, José de, « Pour les beaux yeux de Cornélie Chiffon… Voltaire, Gravelot et les Œuvres de Corneille », Collections parisiennes, n°2, mai 1998, p. 32-44.

[6Basan, Pierre-François, Vente consistant en Tableaux, Dessins, Estampes, de différents Maîtres, Mannequins et autres effets à l’usage de la Peinture et du Dessin. Après le décès de M. Gravelot, Dessinateur & ancien Professeur de Messieurs les Ingénieurs du Roy, [cat. vente Paris : rue Saint Honoré, au coin du Cul-de-sac de l’Oratoire, le 19 mai 1773 et jours suivants] Paris : Prault, 1773, n°24, p.5.

[7Sacquin, Michèle, « Les manuscrits de Rousseau pendant la Révolution », Revue de la BNF, n° 42, 2012, p. 64.

[8Labrosse, Claude, « Les estampes de la Nouvelle Héloïse ou les déceptions d’un créateur », Gazette des Beaux-Arts, mars 1987, p. 117-122. (disponible en ligne : https://books.openedition.org/pul/5786.)

[9Sacquin, Michèle, « Les manuscrits de Rousseau pendant la Révolution », Revue de la BNF, n° 42, 2012, p. 64.

[10Navoit, Paul, Catalogue de la collection de tableaux et dessins anciens des écoles Allemande, Française, Flamande, Hollandaise et Italienne formée par feu M. le Général Comte Andréossy, [cat. vente. Paris : Hôtel Drouot, les 13, 14, 15 et 16 avril 1864], Paris : s.n. 1864, p. 109-110.(disponible en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3122369/f13.item )

[11Launay, Elisabeth, Les frères Goncourt collectionneurs de dessins, Paris : Arthena, 1991, cat. 115, p.312 à cat. 124, p.317.

[12Bourguignon d’Anville, 1775, p.109 et Goncourt, Edmond et Jules de, Les vignettistes, Gravelot, Cochin, Eisen, Moreau, étude contenant quatre dessins gravés à l’eau-forte, Paris : Dentu, 1868, p.6-7.

[13Portalis, Roger, Les dessinateurs d’illustrations au XVIIIe siècle. Tome I, Paris : Damascène Morgand et Charles Fatout, 1877, p. 293-294.

[14Kimberly Rorschach parle d’une lettre qui en dénombre mille (Rorschach, Kimerly, Eighteenth-Century French Book Illustration : drawings by Fragonard and Gravelot from the Rosenbach Museum and Library, Philadelphie : Rosenbach Museum & Library, 1985, p.25), tandis que Seymour de Ricci parle de trois mille dessins (Ricci, Seymour de, « Un cabinet de dessins français. La Bibliothèque Rœderer », Beaux-Arts. Revue d’information artistique, octobre 1923, n°17, p.272 et Ricci, Seymour de, The Roederer Library of French Books Prints and Drawings of the Eighteenth Century, Philadelphie et New York : The Rosenbach Company, 1923, p.6) et le chroniqueur du journal La France en note deux mille (S.n. « La bibliothèque Olry-Rœderer a été achetée 22 millions par un américain », La France, 12 février 1923, p.2).

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