Henri-Léopold Lévy
D’après son mémoire de Master 2 - Histoire de l’Art et Archéologie - Parcours Histoire de l’art.
Henri-Léopold Lévy (1840-1904). Peintures religieuses et grands décors, 2024.
Henri Lévy est un peintre né à Nancy en 1840, pourtant c’est à Paris qu’il effectue la majorité de sa carrière artistique.
Il expose au Salon des Beaux-Arts à partir de 1865 et jusqu’en 1904, date de sa mort.
À son époque, il est particulièrement connu et apprécié, ainsi il n’est pas rare qu’il rencontre souvent le succès grâce à des toiles à sujet religieux.
Il se révèle également être un talentueux décorateur, travaillant tant pour l’État dans les mairies et hôtels de ville, que pour le compte de personnalités privées comme les Rothschild.
Toutefois, l’artiste est aujourd’hui assez méconnu du grand public bien qu’il reste encore souvent exposé dans les espaces muséaux, que ce soit de manière temporaire ou permanente.
C’est le cas, par exemple, du musée d’Orsay qui conserve accroche sur ses cimaises Sarpédon. C’est ce même musée qui met en dépôt à Reims le tableau qui nous intéresse aujourd’hui : Œdipe s’exilant de Thèbes.
L’inspiration symboliste
Lévy reprend ici un thème mythologique qui est largement apprécié dans le courant symboliste.
Ce dernier, principalement porté par la figure de proue qu’est Gustave Moreau, se développe dès les années 1870 mais trouve son apogée dans les années 1890. C’est justement en 1892 que la toile également appelée Œdipe et Antigone est exposée.
Cependant, à ce moment-là, le Nancéien rencontre des succès assez discrets lors de ses envois au Salon. En effet, il n’est plus au sommet de sa carrière qui a eu lieu deux décennies plus tôt et qui avait été amorcée par sa réception en 1872 de la Légion d’honneur pour Hérodiade [1]. On serait alors tenté de penser que le courant symboliste apparait pour le peintre comme un moyen de se réinventer pour chercher à renouer avec ses succès passés. Ce n’est pourtant pas exactement le cas. En effet, si le courant lui permet un renouvellement des sujets, son attachement à l’esthétique symboliste est bien plus profond. Ainsi, les signes des premières influences du mouvement se révèlent dès les années 1870 et la suite de sa carrière est marquée par un jeu de références régulières à ce dernier.
Ce rapprochement est d’autant plus possible puisqu’il a sans doute côtoyé Gustave Moreau [2]. Certaines de ses toiles passent d’ailleurs pour être de lui du fait de cette proximité [3].
Le mythe d’Œdipe
Le thème illustré dans l’œuvre est celui déjà largement connu et illustré d’Œdipe. Le plus souvent, les artistes décident de représenter le héros résolvant l’énigme du Sphinx. Cependant, Henri Lévy a une attirance plus particulière pour les sujets mélancoliques et dramatiques qui lui permettent de susciter la pitié du spectateur. Ainsi, il décide de dépeindre le moment où le personnage doit quitter Thèbes après s’être crevé les yeux pour avoir découvert qu’il avait lui- même, comme l’oracle l’avait prédit, tué son père puis épousé sa mère.
Le livret du Salon mentionne une anthologie grecque en guise de description :
« Proscrit et aveugle, la destinée le ramène sur ce chemin jadis illustré par la défaite du Sphinx et encore plein des trophées érigés par la reconnaissance des Thébains » [4].
En effet, l’artiste s’applique à mettre en valeur l’aspect dramatique de la scène en rappelant cette grandeur passée.
Alors qu’au premier plan le héros mythique est visible s’avançant soutenu par sa fille, derrière eux la ville qu’ils viennent de fuir se dessine. C’est d’ailleurs le seul élément de la toile à ne pas arborer de ton ocre, mais plutôt blanc et bleuté, avec notamment les montagnes qui s’élèvent au loin. Mais ce n’est pas la seule évocation du passé, puisque le peintre place au-dessus des deux protagonistes un immense rocher venant occuper presque la moitié de la toile. À son sommet est juché de manière triomphante le sphinx autrefois vaincu par le héros.
L’ensemble du décor de la scène est inquiétant et tout semble présager un avenir funeste, que ce soient les oiseaux volant dans un ciel nuageux ou même le soleil dont la lumière totalement voilée ne laisse la place à aucun espoir. De plus, un précipice semble s’ouvrir aux pieds des personnages.
L’emplacement de ces derniers, dans ce grand espace thébain dramatique [5], semble dérisoire ; ils sont dominés tout entier par le reste du décor, symbole du destin implacable. De plus, Œdipe est courbé, aveugle, il s’appuie sur sa fille Antigone qui le guide et le soutient de sorte qu’ils occupent encore moins la surface de la toile. Un dernier élément de la scène est la colonne dressée à droite de la peinture pouvant annoncer la mort des deux fils d’Œdipe, Étéocle et Polynice, bannis par leur père et qui s’entretuent dans le but d’avoir le trône de Thèbes.
Le traitement du paysage n’est pas sans rappeler des toiles de Moreau, que ce soit dans le placement du rocher rappelant Les Anges de Sodome [6], le dessin de la ville pouvant faire référence au Triomphe d’Alexandre le Grand [7], ou encore la touche rapide qui ne perd pourtant pas en précision.
Cette dernière évoque de façon plus générale les paysages de l’artiste symboliste et sa manière de peindre qui rappelle le sfumato de Léonard de Vinci.
Dès l’exposition de la toile, les critiques notent l’influence de Moreau sur Lévy, comme le fait Edmond Pottier en 1892 [8]. Les tons chauds et ocres dominent la toile, c’est une palette chromatique qui n’étonne pas dans la carrière de l’artiste. Elle est d’autant plus présente lorsqu’il s’agit de réaliser des paysages dramatiques comme on le retrouve chez Hécube retrouvant au bord de la mer le corps de son fils Polydore [9] par exemple, ou encore dans son illustration de Scène de la guerre d’indépendance grecque [10]. Aucune touche vive n’attire particulièrement l’œil du spectateur, le jaune du drapé d’Œdipe et le bleu de celui d’Antigone restant assez discrets pour seulement les faire se démarquer du décor dans lequel ils se placent. Les habits des personnages tout en mouvement sont d’ailleurs typiques de la peinture de Lévy.
Lors de la vente du fonds d’atelier de 1905, deux œuvres présentes, Œdipe et Recherche pour Œdipe [11], sont peut-être en rapport avec ce tableau. Cependant, aucun dessin préparatoire n’a été aujourd’hui identifié ne permettant pas de retracer l’évolution de la conception du tableau.
Un « peintre littérateur »
Le peintre nancéien produit majoritairement des toiles à sujets religieux ou de grands décors dans les églises ou les mairies. Cependant, il lui arrive plusieurs fois d’illustrer des thèmes mythologiques que ce soit pour des décors ou des expositions au Salon. Œdipe est lui représenté plusieurs fois par l’artiste. Ainsi, en 1894, au Salon des artistes français, il envoie Œdipe vainqueur du sphinx. A contrario du vieillard proscrit de 1892, il est ici représenté en plein triomphe en train de se faire couronner et foulant du pied la créature hybride dans un décor infernal laissant apercevoir la ville. Le peintre est en réalité séduit par le courant symboliste, particulièrement friand de la littérature et de la mythologie comme source d’inspiration, ce mouvement lui permettant de dépasser l’opposition entre réalisme et idéalisme.
Certains critiques qui admirent l’artiste voient en lui qu’il était de « ceux qu’on a nommés un peu dédaigneusement les peintres littérateurs » [12], de ceux qui avaient « choisi la peinture plutôt que l’écriture »
[13].
Cela signifie qu’il préférait illustrer un univers imaginaire et onirique, mais tout de même empreint de réel. Cependant, les essais symbolistes de Lévy ne plaisent pas à tout le monde. De la même manière que certains jugeaient négativement les reprises qu’il avait tendance à faire de Delacroix, d’autres considèrent, comme Joséphin Péladan, que les œuvres du Nancéien ne sont que des pastiches de Moreau.
Mais cette œuvre reste une bonne illustration de la pensée du peintre qui se nourrit des différents courants qui se développent à son époque. C’est le cas du symbolisme, mais pas seulement, il est également très influencé par l’orientalisme par exemple. Il crée parfois des œuvres que l’on pourrait considérer comme appartenant typiquement à un courant particulier.
Cependant, il saisit surtout des éléments dans chacun de ces mouvements et les réinvestit dans sa peinture de manière à créer un imaginaire personnel.
Ainsi, le symbolisme peut se retrouver de manière plus ponctuelle dans l’illustration de thème religieux, comme dans le Christ mort [14] qui rappelle L’Apparition [15].
Une œuvre parmi les plus appréciées
Œdipe s’exilant de Thèbes est très appréciée dès sa présentation au Salon et l’État cherche à l’acquérir, toutefois, elle a déjà séduit un négociant parisien particulièrement friand des toiles de Moreau, Charles Hayem. [16]
C’est grâce au don de sa collection au musée du Luxembourg en 1898 que la toile se trouve aujourd’hui dans le musée de Reims et cela depuis 2000.
Les tableaux symbolistes de l’artiste parviennent donc à attirer à la fois les commandes d’État et les commandes particulières, un fait relativement intéressant puisque la plupart de la production artistique de Lévy est destinée à orner les murs des musées du fait des grands formats peints par l’artiste.
Un autre fait spécifique aux toiles dites symbolistes est qu’elles font partie après la mort de l’artiste des œuvres les plus appréciées du public.
En effet, ce tableau est parmi les plus prêtées lors d’expositions [17].
Cela s’explique par le fait qu’elles sont les premières de l’artiste à être redécouvertes en même temps que le courant pictural.
Encore aujourd’hui ce sont celles qui plaisent le plus, du moins dans le milieu muséal, comme en témoigne un des seuls catalogues consacrés à l’artiste intitulé Henri Lévy et la tentation symboliste [18].
Notes
[1] Henri Lévy, Hérodiade, 1872, huile sur toile, 287 x 235 cm, musée des Beaux-Arts de Brest, Brest.
[2] PELLITTERI, Manon, La peinture d’histoire d’Henri Léopold Lévy (1840-1904), mémoire de master 1 recherche, Paris, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2023, p. 82.
[3] JULLIAN, Philippe, Les Symbolistes, Neuchâtel, Ides et calendes ; Paris, La Bibliothèque des arts, 1973, p. 232.
[4] Anthologie grecque, Base de données « Salons et expositions de groupes 1673-1914 », Henri Lévy, 2006, consulté le 10 octobre 2022.
[5] BOUR, Édouard, « Henri Lévy », La Lorraine Artiste, n°23, 1er mai 1905, p. 39.
[6] Gustave Moreau, Les Anges de Sodome, 1872-1875, huile sur toile, 93 x 62 cm, musée Gustave Moreau, Paris.
[7] Id., Le triomphe d’Alexandre le Grand, 1875-1890, huile sur toile, 155 x 155 cm, musée Gustave Moreau, Paris.
[8] POTTIER, Edmond, « Le salon de 1892 », Gazette des beaux-arts, 1er janvier 1892, p. 460.
[9] Henri Lévy, Hécube retrouvant au bord de la mer le corps de son fils Polydore, 1865, huile sur toile, 42 x 52 cm, collection privée.
[10] Id., Scène de la guerre d’indépendance grecque, [s. d.], huile sur toile, 81 x 65,5, collection privée.
[11] COUTURIER, André, Catalogue des tableaux, études, esquisses et dessins par Henri Lévy…garnissant l’atelier à son décès…/ [expert] J. […], vente du 2 et 3 mars 1905, p. 4-6.
[12] ÉDOUARD, André, « Le salon de 1899 », L’Univers israélite, vol. 54, [s. d.], p. 248.
[13] JULLIAN, Philippe, op. cit., 1973, p. 13.
[14] Henri Lévy, Christ mort, circa 1893, huile sur toile, 69,5 x 54, 5 cm, musée Paul Dini, Villefranche-sur-Saône, dépôt du musée d’Orsay.
[15] Gustave Moreau, L’Apparition, [s. d.], huile sur toile, 142 x 103 cm, musée Gustave Moreau, Paris.
[16] BOUYER, Raymond, « Le don Hayem au musée du Luxembourg », Gazette des beaux-arts, 1900, p. 593-598.
[17] Voir : L’Europe des esprits ou La fascination de l’occulte, 1750-1950, Joëlle Pijaudier (dir.), cat. exp., Strasbourg, Éditions des musées de Strasbourg, 2011 ; Gustave Moreau et le symbolisme, Yamanashi Kenritsu Bijutsukan (dir.), cat. exp., Tokyo, Tokyo Shimbun, 1984 ; French Symbolist Painters : Moreau, Puvis de Chavannes, Redon and their Followers, Geneviève Lacambre (dir.), cat. exp., Londres, Arts Council, 1972.
[18] Henri Lévy et la tentation symboliste : peintures, dessins, Clara Gelly-Saldias (dir.), cat. exp., Nancy, Ville de Nancy, 1996.