Au-delà du portrait. Les femmes arberèches de Caraffa dans les œuvres de Jacques-Raymond Brascassat

« L’art a souvent joué le rôle de témoin du passé.
Les œuvres de Jacques-Raymond Brascassat en sont un exemple éclatant. Ses peintures et dessins ne sont pas seulement des œuvres d’art d’une beauté extraordinaire, mais aussi un patrimoine visuel d’une valeur inestimable, racontant un passé riche d’histoire. Bien que l’identité des femmes représentées reste inconnue, ces figures ne sont pas dénuées de voix : grâce à son regard méticuleux et à la précision avec laquelle il a capturé la réalité qui l’entourait, Brascassat a offert à Caraffa et au monde arberèche une documentation visuelle qui risquait d’être perdue. Cette combinaison de sensibilité artistique et de précision descriptive fait de son travail un pont entre le passé et le présent, une fenêtre ouverte sur un monde empreint de traditions, de beauté et d’identité culturelle ». (Giusy Santoro, photographe et chercheuse de la culture arberèche de Caraffa)
Femme arberèche de Caraffa BRASCASSAT Musée des Beaux-Arts
Détail de la bretelle du costume de mariée, dessin de Giusy Santoro

Un peu d’histoire

Caraffa di Catanzaro

"Ruines de la Fontaine Biveri", dessin de Giusy Santoro

La communauté arbëreshë de Caraffa a préservé ce patrimoine intact au fil des siècles, transmettant de génération en génération la langue, les costumes et les coutumes de leurs ancêtres. Le costume de mariée caractéristique, considéré comme le plus ancien et authentique du monde arbëreshë, est un symbole tangible de cette identité. En outre, le village abrite un riche patrimoine artistique, avec des peintures, photographies et lithographies qui documentent l’unicité de ce costume, attirant l’attention d’artistes et de voyageurs de toute l’Europe.

Costume traditionnel arberèche - Le costume de mariée

Portrait de Giusy Santoro, avec un exemplaire authentique du costume de mariée, début du XIXe siècle, © Photographie de Davide Posella, Caraffa 2024
Détail du kantharos, dessin de. Giusy Santoro

Le costume de mariée est l’expression la plus raffinée de l’art sartorial arberèche, un véritable écrin qui conserve des siècles d’histoire et de traditions.
Il se compose de plusieurs éléments qui s’assemblent pour former un ensemble riche de significations :
ottana (linja) : en lin, avec des manches amples ornées de broderies géométriques complexes qui parcourent toute leur longueur, dans un jeu de marrons et de bleus, avec des insertions en dentelle d’aiguille ;
Gonna (coha)  : en soie brodée ou damassée, caractérisée par des plis serrés et réguliers qui lui confèrent structure et volume, fixés au corsage ;
Pettina : un corset rigide et structuré, réalisé en luxueux velours de soie rouge, jaune et noir. Des broderies en soie aux couleurs vives (jaune, vert, bleu clair, blanc et noir) ornent sa surface, reprenant des motifs inspirés de l’art byzantin : lys, palmes, vignes, paons et autres figures zoomorphes s’entrelacent dans un dessin complexe et raffiné ;
Cappello (keza) : coiffe traditionnelle, unique en son genre, signe distinctif de l’état civil de la femme, portée du jour du mariage jusqu’à la mort. Semblable à la pettina dans ses couleurs et ses motifs décoratifs, la keza est ornée de symboles variant d’un modèle à l’autre. Parmi les décorations les plus courantes figurent les colombes, la vigne et le kantharos, une amphore grecque symbole de l’Eucharistie. La keza est en outre ornée d’un voile de coton blanc portant les mêmes décorations que la linja. Pour les veuves, le voile est de couleur noire, en signe de deuil.

Le costume quotidien

"Jeune fille de Caraffa", Charles Holme : "Peasant Art in Italy", 1913

Le costume quotidien conserve la même attention aux détails et la richesse décorative que le costume de mariée, mais il se distingue par sa structure et ses composantes :

Corset (xhipuni)  : un gilet, réalisé avec les mêmes matériaux que la pettina, également richement brodé. À l’arrière, il se termine par une pièce de laine épaisse de couleur bleue, nouée de manière particulière pour former une sorte de queue. Dans certaines occasions, le xhipuni était également porté sous le costume de mariée ;
Pièce de laine : portée entre la sottana et le corset, une pièce de laine enveloppe la taille de la femme, créant une jupe tubulaire qui arrive jusqu’au genou ou légèrement au-dessus. La couleur de cette pièce joue un rôle fondamental : verte pour les femmes célibataires, rouge pour les femmes mariées et noire pour les veuves.

Jacques-Raymond Brascassat et les femmes de Caraffa en peinture et en dessin

Autoportrait BRASCASSAT Musée des Beaux-Arts

Parmi les divers témoignages de l’unicité de la beauté des costumes de Caraffa, figurent les peintures de Jacques Raymond Brascassat, peintre français principalement connu pour ses œuvres représentant des animaux. Durant son séjour en Italie entre 1826 et 1830, Brascassat réalisa des portraits et divers dessins de femmes de Caraffa dans leurs activités quotidiennes, documentant avec soin les détails des vêtements traditionnels et leurs particularités esthétiques.

Portrait d’une femme arberèche de Caraffa

Femme arberèche de Caraffa BRASCASSAT Musée des Beaux-Arts

Le tableau représente une jeune femme célibataire, vue de profil, capturant avec finesse l’harmonie de ses traits et l’élégance du costume traditionnel. L’artiste met un accent particulier sur la coiffure, ornée de rubans rouges, et sur la « linja », la caractéristique jupe en lin. La composition exprime un équilibre entre sobriété et grâce, évoquant la pureté formelle des figures féminines de la Renaissance. La technique picturale révèle une extraordinaire capacité d’observation, avec une précision qui transcende le réalisme simple pour devenir une expression intime et authentique de la personnalité du modèle. Cette approche, emblématique de la maîtrise de Brascassat, souligne non seulement son habileté dans l’art du portrait mais aussi son engagement pour le détail, un trait distinctif de son travail.

Femme de Caraffa

Femme arberèche de Caraffa portant un tonneau et des vases BRASCASSAT Musée des Beaux-Arts

Représentée dans un moment de sa vie quotidienne, cette femme porte avec aisance des objets liés à sa routine : des cruches en terre cuite et un tonneau, symboles du travail et des besoins familiaux. La présence de la keza révèle son statut de femme mariée. La tenue, riche en détails et finement décorée, souligne le lien entre le travail et la dignité de la tradition féminine arberèche. Brascassat capture avec une grande maîtrise le mouvement et la force intérieure de la femme. Bien qu’il dépeigne un geste simple, l’œuvre reflète une culture entière équilibrée entre beauté et fonctionnalité, transformant un moment quotidien en un hommage à la résilience et à la grâce.

Jeune femme en prière dans une église

Jeune femme mariée arberèche de Caraffa en prière dans une église BRASCASSAT Musée des Beaux-Arts

Le tableau saisit un moment d’intimité silencieuse, représentant une jeune femme vêtue de la robe de mariée traditionnelle, en prière dans un environnement sacré. Le voile recouvre la keza de la jeune femme, comme l’exige le respect de l’environnement religieux. La composition est caractérisée par un contraste raffiné entre la lumière, qui caresse les détails du tissu et des broderies, et les ombres enveloppant l’environnement, laissant deviner la présence d’une figure en arrière-plan et une ouverture vers l’extérieur. Ce jeu de lumière et d’ombre confère profondeur et atmosphère à la scène, invitant le spectateur à percevoir le lien entre le geste intime de la prière et le contexte culturel et spirituel que le peintre a voulu célébrer. Brascassat démontre ainsi sa maîtrise non seulement dans la représentation de la figure humaine et des détails du costume, mais également dans la transmission du sens de continuité entre tradition, dévotion et quotidienneté. Ce portrait n’est pas seulement une ode à l’élégance du costume, mais également un témoignage du lien profond entre les individus et leurs racines culturelles.

Les Dessins

Parmi les découvertes les plus fascinantes liées à l’œuvre de Brascassat, se distingue une série de croquis. Ces documents sont extraordinaires non seulement d’un point de vue artistique mais également historique et anthropologique. Réalisés comme des études préparatoires, l’artiste recueille une série d’observations détaillées sur les femmes de Caraffa, accompagnées d’annotations décrivant avec précision leurs costumes et leurs variations en fonction du statut marital et des circonstances. Brascassat ne se contente pas d’enregistrer ce qu’il voit, mais traduit la réalité en images empreintes de respect et de curiosité ethnographique.

Études sur la Keza et les couleurs

Études de femmes arberèches de Caraffa, coiffe maritale, têtes et figures BRASCASSAT Musée des Beaux-Arts

Partant de la gauche, l’artiste représente la coiffe traditionnelle, accompagnée de la note « Donne maritate » (femmes mariées), mettant en évidence comment elle était soutenue par une coiffure spécialement réalisée pour garantir sa stabilité. Plus loin, Brascassat précise que la « schietta », terme utilisé pour désigner la femme célibataire, ne portait pas la « Keza ou Cajola » (nom calabrais pour la même coiffe). Au centre, une petite figure de femme sans Keza est représentée, portant un simple « voile noir sans broderie », une coiffe sobre qui anticipe le costume adopté à Caraffa pendant tout le XXe siècle.
Plus bas, des descriptions détaillées d’autres éléments du costume sont rapportés, comme le « tablier rayé bleu et jaune », qui atteignait « 4 pouces au-dessus du genou », et le « drap de laine vert et parfois rouge ». Bien que l’artiste ne précise pas à qui chaque couleur était destinée, il dessine deux figures féminines sur la droite : l’une avec une jupe verte, clairement identifiable comme une femme célibataire car elle ne porte pas la Keza, et l’autre avec une jupe noire, généralement associée à une femme veuve, comme le suggère la présence de la Keza sur cette seconde figure.

Détails sur la tenue quotidienne de la femme mariée.

Études de femmes arberèches de Caraffa, coiffe maritale, figures, chien et enfant BRASCASSAT Musée des Beaux-Arts
Études de Calabrais, femmes arberèches de Caraffa BRASCASSAT Musée des Beaux-Arts
Études de paysans calabrais, femmes arberèches de Caraffa et d’un araire BRASCASSAT Musée des Beaux-Arts

Le Four

Intérieur paysan arberèche de Caraffa BRASCASSAT Musée des Beaux-Arts

Dans ce croquis, une scène de vie quotidienne à l’intérieur d’une maison est représentée, mettant en évidence divers éléments. Au centre de la scène se trouve un four à bois, appelé “furri”, à l’intérieur duquel on peut voir une “poçia”, un récipient en terre cuite généralement utilisé pour la préparation des légumes secs. En outre, la scène contient divers ustensiles et détails de la vie familiale. En haut et en bas à droite, on peut observer le détail d’une “ninula”, un berceau pour enfants, représenté avec un petit nourrisson à l’intérieur.
À droite, une femme file, tenant dans sa main droite le “bosht”, un instrument pour tresser le fil. À côté d’elle, un homme ou un enfant observe la scène, peut-être en discutant ou en assistant à la préparation du fil. Ce dessin offre un regard intime sur les pratiques domestiques et l’organisation familiale de la communauté arbëreshë, immortalisant des moments de travail et de soin au sein de la maison.

Scène de prière ou procession

Scène de prière ou de procession de la communauté arberèche de Caraffa BRASCASSAT Musée des Beaux-Arts

Le dessin semble représenter une scène narrative, peut-être liée à un moment de vie communautaire ou à un épisode historique. L’attention portée au groupe de personnes à droite suggère une interaction ou un événement significatif, comme une réunion ou un départ. Les figures semblent concentrées et connectées entre elles, avec une certaine emphase émotionnelle, ce qui pourrait suggérer un thème de séparation ou de départ.

Photographies Historiques

Les images présentées ici offrent un fascinant voyage dans le temps, capturant l’essence de la vie et des traditions de Caraffa au XIXe siècle.
Ces clichés historiques ne sont pas seulement des témoignages visuels, mais de véritables fragments de mémoire collective, permettant de s’immerger dans une époque lointaine et de redécouvrir la beauté et la richesse d’un patrimoine qui continue encore à inspirer.

Cette recherche combine des sources historiques documentées avec le précieux apport de la tradition orale, notamment à travers les récits transmis par ma famille et les femmes âgées de Caraffa.
Ces témoignages, longtemps préservés dans la mémoire collective, ont enrichi le cadre historique en restituant profondeur et vitalité à un patrimoine qui appartient à nous tous.
Giusy Santoro.

Bibliographie :
Alfonso V d’Aragon : Wikipédia
Expédition militaire de Scanderbeg en Italie : Wikipédia.
Cesare Lombroso : “In Calabria” : Internet Archive.

Documentation photographique :

Pour les œuvres de Jacques Raymond Brascassat sur ce thème, voir sur le musée numérique

Davide Posella, photographe, Caraffa di Catanzaro.
Musée d’Anthropologie Criminelle “Cesare Lombroso” : Question méridionale –Risorgimento italien.
Pietro Scarpino et Fille, Catanzaro.
Frères Ajello, Photographie instantanée, Catanzaro.
Charles Holme : “Peasant Art in Italy".

This site uses cookies and gives you control over what service you want to activate