En 1922, le don Marguerite de Saint-Marceaux
En 1922, de mai à juin, à Paris au Palais de l’Ecole Nationale et spéciale des Beaux-Arts, est organisée par Léonce Bénédite une exposition de l’œuvre de René de Saint-Marceaux et d’un ensemble de cartons, dessins, études décoratives et peintures par Paul Baudry.
C’est le 19 mai que, dans une lettre adressée au docteur Langlet, elle dresse la liste des œuvres qu’elle va faire parvenir à la cité rémoise.
Mais avant de revenir sur ce don parlons d’abord du sculpteur et de la place qu’il occupe.
René et Marguerite de Saint-Marceaux, aspects biographiques
René de Paul de Saint-Marceaux est né à Reims le 23 septembre 1845. À 14 ans il quitte le collège pour suivre les cours d’une institution commerciale de Francfort, ses parents le destinant au négoce du champagne.
Son précepteur, Jean-Hubert Rève, l’initie à la sculpture et sa vocation s’impose à lui : il sera sculpteur. Saint-Marceaux s’installe à Paris et fréquente l’atelier du sculpteur François Jouffroy et entre aux Beaux-arts. En 1868, il effectue son premier voyage en Italie de 5 mois. Florence et Michel-Ange sont pour lui une révélation.
En 1873, il effectue son second voyage en Italie qu’il parcourt pendant 6 mois puis s’arrête à Florence où il loue un atelier. Il se rend au tombeau des Médicis, admire les statues de Michel-Ange puis à Rome où il découvre le plafond de la Sixtine. Dans les années 1874-1879, il voyage aussi en Espagne, au Maroc et en Egypte.
De 1863 à 1880, Saint-Marceaux cherche à explorer d’autres voies pour échapper au néo-classicisme ambiant. L’influence de la statuaire de la cathédrale pendant sa jeunesse a alimenté son goût pour l’art médiéval. Malgré une polyarthrite rhumatoïde qui le fit souffrir toute sa vie, il ne se détourna jamais de sa passion pour la sculpture, jusqu’à sa mort le 23 avril 1915.
Marguerite Jourdain est née en 1850. Comme les jeunes filles de bonne famille de l’époque, elle reçoit une solide éducation artistique et musicale. Elle pratique le piano, dont elle joue très bien, et le chant, qu’elle affectionne particulièrement et qu’elle ne cessera de travailler jusqu’à un âge avancé. Elle épouse en premières noces Eugène Baugnies, dont elle a trois fils.
Dès 1875, elle réunit, au 100 du boulevard Malesherbes, des artistes, des musiciens, plasticiens et quelques écrivains. Son Salon est une sorte de base de lancement pour les jeunes artistes, effectivement se produire chez elle aidait à construire ou à développer une réputation.
À la mort d’Eugène Baugnies, en 1892, elle épouse René de Saint-Marceaux qui adopte ses fils, en 1913 : Georges, Jacques et Jean.
Jusqu’en 1914 elle organise des dîners le vendredi, sans formalisme, les tenues de soirée étant proscrites ; la nourriture y est très soignée : Je les ai pris par le bec écrit dit Meg dans son journal.
Colette dans Journal à rebours [1] en fait une description assez représentative :
[…] Les réunions de l’hôtel Saint-Marceaux, mieux qu’une curiosité mondaine, étaient une récompense accordée aux fidèles de la musique, une sorte de récréation élevée, le bastion de l’intimité artistique… Un dîner, toujours excellent, précédait ces réunions où la maîtresse de maison entretenait une atmosphère de "liberté surveillée". Elle n’obligeait personne à écouter la musique, mais réprimait le moindre chuchotement… […].
Marguerite et René de Saint-Marceaux forment un couple très uni. À la mort de ce dernier pendant de longues années elle note dans son journal ne plus avoir goût à rien, aspire à rejoindre son aimé. Cependant petit-à-petit elle reprend goût à la vie et déploie son énergie à faire rayonner l’art de son défunt époux, et ce, jusqu’à son dernier souffle.
Présence et importance de Saint-Marceaux dans les collections nationales et rémoises avant 1922
À l’échelle nationale, comme les représentants de sa génération, Saint-Marceaux participe quasiment chaque année au Salon, événement majeur de la vie publique et artistique. Au-delà de l’atelier, il constitue une occasion unique de montrer son travail et de s’attirer les faveurs de la critique et des mécènes ; chacun espère s’attirer les faveurs de l’État. Chaque artiste va multiplier recherches, effets et artifices pour se distinguer, afin de se faire une réputation au risque parfois de déplaire. Saint-Marceaux, entre 1868 et 1913, y participe 25 fois, présentant au total 52 œuvres auxquelles s’ajoute le Gisant de l’abbé Miroy, récompensé mais non divulgué. À l’issue des différents Salons, avant 1915, l’État et le Ministère de l’Instruction publique des Beaux-Arts achète à l’artiste, pour le musée du Luxembourg, quatre œuvres : en 1872, [Jeunesse du Dante] dit aussi Dante enfant, marbre, réalisé en 1869 ; en 1879, [Génie gardant le secret de la tombe], marbre ; en 1893, buste en bronze de Dagnan-Bouveret ; en 1913, un exemplaire en bronze du buste de Jean-Louis Forain.
En 1912, elles sont bien visibles dans les salles de l’institution [2] qui reste pour les artistes [3] vivants une véritable antichambre avant leur entrée au Louvre. Cette représentation reste tout à fait honorable ; à cette date, 127 artistes y sont présents pour un total de 242 sculptures cataloguées. D’autres encore sont recensées avant 1916 dans le fonds qui constituera le musée Rodin [4] ou à Lyon dès 1902 pour L’ Aurore qui dialogue avec le marbre de La Première communion. Enfin, la puissance publique lui passe plusieurs commandes [5], commence à valoriser son travail et à diffuser son œuvre à travers moulages ou dépôts au-delà de la capitale [6]. Reims bénéficiera bien plus tard d’un premier dépôt en 1930.
Dans le contexte rémois, malgré les fortes attaches qui le lient à sa ville natale, René de Saint-Marceaux n’occupe pas, avant le don de 1922, une position dominante au sein de la collection rémoise. Rappelons que son grand-père, Augustin de Paul de Saint-Marceaux, négociant en vins de Champagne, fut conseiller Général de la Marne, adjoint au maire dès 1832 puis maire de Reims à trois reprises entre 1835 et 1845 ; sous sa mandature, le musée de Reims fut notamment réorganisé et installé à l’Hôtel de Ville. Parmi les 567 sculptures [7] qui composent la collection du musée, acquises ou déposées par l’État à cette époque, seules 13 relèvent de l’œuvre de Saint-Marceaux.
La première à intégrer les collections rémoises est une réduction en marbre de La Jeunesse du Dante [8], tirée du plâtre présenté pour sa première participation au Salon en 1868 [9]. Il s’agit d’un achat du musée à l’artiste lui-même en 1876 [10] pour la somme de 2 000 francs et fait suite à sa présentation à l’Exposition des Amis des Arts en 1876. La sculpture est immédiatement placée dans la Grande salle de Peinture du musée, installé alors au premier étage de l’Hôtel de Ville ; elle sera rejointe en 1930, comme nous le disions, par le dépôt de l’exemplaire à échelle d’exécution en marbre présenté au Salon de 1869 et acquis par l’État en 1872 [11].
Succèdent à cette acquisition deux dons de René, en 1880, puis en 1885, respectivement Arlequin, épreuve en plâtre, vers 1879-1880, et Génie gardant le secret de la tombe, plâtre original. Toutes deux restent des pièces emblématiques, présentées également aux Salons de 1880 et 1879.
En 1903, la collection s’étoffe à travers le don de la famille Courmeaux d’un portrait du Docteur Alexandre Henrot puis du legs Vasnier en 1907 qui fait entrer 6 pièces, notamment les deux versions du portrait de Charlotte Corday, la pierre Tête de femme arabe ou encore la terre Le Dieu Pan, groupe sensible à la forte charge érotique.
En 1909, Saint-Marceaux fait don à la municipalité du plâtre d’Alexandre Dumas destinée au monument parisien, réalisé vers 1905, dont seule la tête est conservée à ce jour [12].
En 1913, animé de la même générosité, il donne cette fois-ci un plâtre de Le Devoir, figure centrale du monument de Tirard pour le cimetière du Père Lachaise en 1895, érigé ensuite à Vichy dans une version en bronze.
Notons également que dans l’imaginaire collectif et la mémoire des rémois, certaines de ses réalisations dans l’espace public restent particulièrement emblématiques. Citons en premier le Gisant de l’abbé Miroy, destiné au cénotaphe du curé de Cuchery, inauguré le 24 mai 1873. Cette œuvre commandée par souscription publique [13] prend place dans le cimetière du Nord dans lequel s’épanouissent d’autres œuvres importantes à vocation funéraire commandées par des initiatives privées, à l’image de L’Élévation des âmes du purgatoire pour la sépulture de la famille David, vers 1907 [14].
Peu de temps auparavant, en 1900, la Ville avait commandé au statuaire une épreuve en bronze de La Vigne [15], d’après le plâtre présenté au Salon de 1887 [16]. Lucette Turbet a détaillé précisément le contexte d’érection de la sculpture. Exposée tour à tour au pied de l’escalier d’honneur de l’Hôtel de Ville, dans la grande Salle de Peinture du premier étage aux côtés de l’Arlequin et du Dante, elle est enfin placée sur piédestal finement sculpté dans un bassin au centre de la cour intérieure de l’Hôtel de Ville en 1905.
Deux années avant le décès de l’artiste, ces quelques pièces témoignent d’une présence en cours de consolidation de l’enfant du pays dont le rayonnement aurait pu écraser le reste du fonds. Elles permettent également d’esquisser une première chronologie de son œuvre et de brosser un premier aperçu de sa production, des années 1860 à 1906. S’y côtoient des pièces destinées à une clientèle privée, à visée décorative, jouant sur des sujets allégoriques, mettant en valeur le corps et privilégiant des traitements de surfaces raffinés à des sujets de commande publique destinés à l’espace public qui se caractérisent par une grandiloquence et une charge symbolique forte. Lui qui s’inscrit pleinement dans cette « statuomanie » éclectique de la IIIe République semble par ses dons, avoir voulu faire entrer dans les collections municipales certains des grands jalons qui ont ponctué sa carrière.
Son décès à l’âge de 70 ans a ensuite cristallisé la volonté de ses proches de donner encore davantage à voir son œuvre et de faire de Reims la collection de référence sur Saint-Marceaux.
Le don Marguerite de Saint-Marceaux de 1922
Naissance et aboutissement du projet de don à travers archives, correspondances et journal de Meg
Pour évoquer ce don, il faut se plonger dans la lecture du journal que Marguerite de Saint-Marceaux tient assidûment de 1894 à 1927, et qui est publié dans son intégralité, sous la direction de Myriam Chimènes, en 2007.
Lettres, notes, entre Marguerite de Saint-Marceaux et Jean-Baptiste Langlet, ancien maire de Reims, conservateur du musée des Beaux-Arts, complètent parfaitement cet ouvrage, correspondance conservée au Centre de ressources du musée.
Dès la fin de la guerre, Meg a pour projet de faire perdurer la mémoire de son cher disparu. En mars 1920, elle écrit une lettre à Jean-Baptiste Langlet pour l’informer qu’elle a l’intention de faire un don d’œuvres de son défunt mari au musée. En juillet de la même année ce dernier lui confirme la nécessité d’une rencontre pour concrétiser ce projet.
Dans son journal, le 6 juillet 1920 elle écrit [17] :
M. Langlet l’ancien maire de Reims m’écrit qu’une salle spéciale sera réservée aux œuvres de René au musée de Reims. Je suis heureuse de cet hommage rendu à mon bien-aimé. Je pourrai lui faire là une exposition digne de lui, si je vis assez longtemps pour pouvoir m’en occuper.
En 1921, Langlet lui précise les divers lieux de conservation des œuvres de son mari, évacuées au moment de la déclaration de guerre. Elle lui répond :
J’ai lu avec un bien vif intérêt le dossier que vous avez eu la bonté de m’envoyer. En dehors des plâtres je donnerai des marbres de mon mari de mon vivant et après ma mort au Musée de Reims. […] [18]
Mais avant cela, en décembre 1919, Léon Bonnat, directeur de l’Ecole des beaux-arts de Paris, lui avait proposé une exposition des œuvres de son mari. Cette dernière serait complétée par une grande rétrospective des peintures de Jacques Baudry.
Finalement, ce n’est qu’en 1922, que ce projet voit le jour.
En mai l’exposition est un véritable triomphe. Le docteur Langlet propose à Meg une exposition à Reims.
[…] Je reçois des lettres exquises de M. Guiffrey et de M. Langlet. Ce dernier veut faire un discours sur René au mois de juillet à l’Académie de Reims. Il est enthousiaste et pense pousser à bien son idée de faire une salle spéciale pour mettre à Reims les œuvres de René. Comme il serait fière et heureux mon René adoré. […].
Le 19 mai [19], dans une lettre adressée au docteur Langlet, elle dresse la liste des œuvres qu’elle va faire parvenir à Reims, elle lui rappelle qu’il faut qu’il arrive à faire au musée une salle Saint-Marceaux.
Dès la fermeture de l’exposition le 16 juin, je pense vous envoyer :
1) La danseuse arabe
2) Le Monument de Berne
3) Le Tirard
4) La Vigne
5) un de mes bustes en marbre
6) 4 plâtres des Saisons
Le chemin de la vie (si je ne trouve pas un acquéreur)
La collection presque complète des masques que je vais faire reproduire en terre cuite épreuves numérotées jusqu’à ? J’aurai aussi des reproductions en bronze cire perdue de beaucoup de petites esquisses également numérotées. Ces reproductions, les seules que je puisse me permettre, m’ont été conseillées par des artistes qui aimaient mon mari et qui trouvent que c’est une manière très artistique de répandre son talent. Il y a une œuvre qui me préoccupe plus que tout « Les Destinées ». Cette chose admirable, originale et neuve n’a pas été exécutée. Je ne possède que le plâtre qui est à l’exposition.
Je ne puis me permettre de la faire exécutée en marbre, l’artiste n’étant plus là, mais un bronze argenté pourrait se faire avec l’arrangement dont vous avez vu la maquette à côté du plâtre. Un homme, ou plusieurs hommes se rencontreront ils pour réaliser mon rêve. Je le souhaite. Vous me direz si vous avez un « Génie » et un arlequin : de ces deux œuvres je peux vous donner les plâtres. […] .
Dans une lettre du 13 juillet [20], elle revient sur le don qu’elle désire faire au musée : […] vous recevrez d’ici une dizaine de jours 5 ou 6 masques –malheureusement pas d’avantage- ce sera un spécimen, - un échantillon de la collection complète que je vous donne […] cette longue lettre revient sur l’immense talent de son époux, elle explique son travail, elle est importante dans la connaissance de René de Saint-Marceaux.
Dans son journal, le 27 juillet [21], Meg mentionne le don de la collection des masques, mais aussi d’esquisses en bronze à la ville de Reims.
[…] Le Conseil municipal va voter pour qu’une salle soit consacrée au musée aux œuvres de René. Son nom restera ainsi dans sa ville et glorifié. On viendra voir les masques de St Marceaux à Reims comme on va voir les masques de Latour à St Quentin, car je vais en donner la collection complète, ainsi que des esquisses de bronze.
En septembre, elle avoue avoir égaré la liste des œuvres de son mari pour le musée, et demande au docteur Langlet de bien vouloir en refaire une. Elle lui annonce avoir trouvé un nouveau masque, qu’elle qualifie d’admirable, elle qu’elle va lui faire parvenir.
Administrativement, nous ne possédons aucun acte de ce don, seules quelques lignes dans des délibérations du conseil municipal.
Séance du 3 février 1921 : […] la veuve de René de St Marceaux, voulant continuer pour Reims, l’œuvre bienfaisante que la famille de son mari avait toujours exercée dans cette ville, nous a fait connaître son intention de donner au Musée la plupart des plâtres originaux des œuvres de son mari, qui sont actuellement dans son atelier. […]
En 1922 à la fin du relevé des délibérations, dans le chapitre « Distribution des prix de vertu », il est noté : […] Nous avons reçu également, pour le Musée, des œuvres d’art, notamment de Mme St Marceaux, […].
Pour compléter la lettre du 19 mai 1922, un récapitulatif et facturation de l’emballage et l’expédition des œuvres de Saint-Marceaux, par l’entreprise Chenue, entre le 23 juin et 12 juillet 1922, seront les seuls éléments listés des œuvres entrées au musée en 1922.
Richesse et représentativité du don
À son décès en 1915, Marguerite de Saint-Marceaux est en possession du fonds d’atelier de son mari. Grâce à son réseau ou au gré de rencontres ou d’opportunités, comme les prêts qu’elle favorise notamment pour les expositions des Cercles privés, elle va vendre un certain nombre de pièces. En parallèle, elle va consentir à de nombreux dons en faveur de plusieurs musées français ; dans cette dynamique, Reims sera tout particulièrement favorisé afin, comme elle le dit, de servir la gloire de son mari et répandre son nom [22].
Intéressante confrontation que ces deux œuvres, entre intériorité et gravité de Meg recouverte de ce voile opposée à la sensualité et la dynamique de la danseuse au corps et matières traités avec une extrême délicatesse.
Un peu plus d’un tiers se compose de plâtres [23] ; un premier ensemble se dessine autour de plusieurs études à diverses grandeurs qui côtoient des plâtres originaux [24] : Jean-Sylvain Bailly, vers 1879-1883, commandé en 1879 pour la salle du Jeu de Paume à Versailles ; La Faute, vers 1892-1894, présentée au Salon de 1892 ; le buste de Pascal Dagnan-Bouveret, vers 1892, dont une épreuve en bronze est acquise par l’État au Salon de 1893 ; L’Aurore, vers 1895-1897, Ébauche, non daté, Sur le chemin de la vie, vers 1907, Torse de Vénus, vers 1912, La Loi des Trois ans, 1913, … éclairent, comme les dons du vivant de l’auteur, certains de ses principaux jalons et succès.
Les mains du Gisant, vers 1872 ; le Calvaire pour l’église de Bougival, 1899 ; le Gisant d’Alexandre Dumas Fils destiné à son tombeau cimetière de Montmartre, avant 1897 ; le monument à Alphonse Daudet, vers 1899-1901, pour le jardin des Champs-Élysées ; la tête pour la statue du monument de Marcelin Berthelot face à l’Institut de France, vers 1912 ; bustes d’africains pour le Monument du duc d’Uzès, vers 1913, résonnent avec les nombreux concours et commandes honorés par l’artiste.
Un peu moins d’un quart (23 pièces) concerne des réalisations pour l’espace public qui ont occupé le statuaire une partie de sa carrière. Dans cette confrontation à la démesure et l’échelle colossale, le chantier qui plus que tout autre caractérise sa vision reste le Monument de l’Union Postale Universelle édifié à Berne. Saint-Marceaux s’y attèle de 1904 à 1909 pour élaborer, dans une proposition originale, le plus imposant bloc de granit et de bronze qui soit [25]. Par le nombre de figures ou de maquettes s’y rapportant, c’est la réalisation la plus représentée dans le don avec 7 pièces s’y rapportant [26]. À l’image de son ampleur, de la richesse de sa composition et de la technicité mise en œuvre, il reste son grand œuvre.
Enfin, le don est dominé par une majorité de terres cuites auxquelles s’ajoutent des bronzes, soit les 2/3 des pièces, respectivement 46% de terres et 19% de bronzes [27]. Dans les fonds d’atelier, les terres restent habituellement assez rares ; en effet, modelées, reflétant les recherches et le processus créatif de l’artiste, elles disparaissent généralement lors des opérations de moulage car elles permettent de réaliser le moule qui va permettre l’édition d’un plâtre considéré comme le « modèle original ». Ici, leur sur-représentativité a bien été explicitée par Marguerite et par certains chroniqueurs ; dans sa volonté d’assurer, comme nous l’avons vu, la postérité artistique de son époux, Marguerite a cherché à conserver la mémoire des productions les plus sensibles, afin également de les valoriser auprès des amateurs en présumant de leur succès commercial. C’est pourquoi, elle fait éditer un certain nombre de pièces en terre, choisies parmi les études des principales réalisations de son mari ; René semble également en avoir conservé certaines. Les nombreux masques de la collection, originale et édités, tirés à 20 exemplaires, en terre orangée ou terre de pipe blanche, reflètent cette volonté. Il en est de même pour les épreuves en bronze des esquisses qui, soigneusement choisies, ont été fondues par Valsuani. Dans une intention quasi-« Romantique », commanditaire et fondeur proposent des fontes sensibles qui valorisent la première intention de l’artiste et sa spontanéité, en favorisant les effets de surface et un modelage fougueux.
Une intention dépassant le territoire rémois
Les expositions à la Galerie Hébrard et à l’ENSBA
La générosité envers Reims, nous l’avons vu, fait partie d’un élan plus global initié par Marguerite. Elle multiplie les expositions en cette année 1922 avec lesquelles s’articule le don en faveur de Reims.
En janvier 1922, une exposition à la galerie Brame & Lorenceau [28] rassemble la plupart des esquisses et de masques déjà présentés, véritables « visages expressifs » ; de précédentes manifestations avaient vraisemblablement déjà eu lieu en 1921 [29]. Rappelons que dès 1919, elle a également l’idée d’organiser une grande rétrospective des œuvres de René. Léon Bonnat, directeur de l’Ecole des Beaux-Arts, lui propose de l’organiser en mai 1922 et d’y joindre une rétrospective de Paul Baudry. Léonce Bénédite, conservateur au musée du Luxembourg, conçoit l’exposition [30] et en rédige le catalogue. Parmi les 140 numéros, une majorité est prêtée par Marguerite avec le soutien de nombreux prêts de collectionneurs privés et de l’État. 39 de ces « masques et esquisses », essentiellement en terre, sont encore présentés à la galerie Hébrard à la fin de l’année 1922 [31].
Enrichissements contemporains d’autres collections publiques
En ces années, Marguerite favorise certains musées parisiens, à commencer par le Petit Palais, avec des liens noués dès décembre 1922 [32]. 29 pièces choisies parmi une « collection de masques originaux en terre cuite » et « une collection d’esquisses originales également en terre cuite » intègrent les collections de la Ville de Paris en mars 1923. Un peu plus tard, en 1925, le musée du Luxembourg reçoit 10 masques choisis parmi les plus beaux. Ils vous plairont. Je leur demande une belle place en votre Palais et la permission de venir vous aider quand vous les arrangerez [33] ; 3 masques sont déposés au musée Fabre de Montpellier en 1932 [34].
Achèvement de l’œuvre de sa mère : les dons Baugnies de Saint-Marceaux entre 1931 et 1947
Ses fils Georges et Jean vont poursuivre ces libéralités et chercher à valoriser encore davantage l’œuvre de leur beau-père. En 1931, ils enrichissent le musée du château royal de Blois de 10 pièces ; en 1947, le musée des Beaux-Arts de Lyon reçoit 12 pièces. À Reims, entre 1930 et 1947, Georges va offrir au moins 10 sculptures, 3 peintures, divers documents et photographies de la famille au musée de Reims.
Parmi cette documentation on trouve, 12 albums ayant chacun une thématique différente et dans lesquels sont regroupés des articles de presse, de la correspondance, des critiques… source importante quant à la connaissance de l’œuvre de cet artiste.
Dans une de ses lettres Georges Baugnies, précise qu’ils ont été constitués M. et Mme Alexandre de Saint-Marceaux, les parents de René, jusqu’à leurs décès. Meg prendra la suite jusqu’en 1922.
Francine Bouré, Maxence Julien
Texte issu d’une communication donnée le 15 décembre 2022 à la Bibliothèque Carnegie, Reims, à l’occasion du centenaire du don de Marguerite de Saint-Marceaux.
Notes
[1] Journal à rebours, paru en 1941, n’a, en fait, rien d’un journal. Le volume réunit des textes publiés dans des journaux ou des magazines de 1934 à 1940.
[2] René de Saint-Marceaux, numéros 966, 967 et 968 in Léonce Bénédite, Catalogue sommaire des peintures et sculptures de l’école contemporaine exposées dans les galeries du Musée national du Luxembourg, Paris, G. Braun, 1912, p. 99
[3] Le chapitre consacré à la sculpture de l’école française se développe du numéro 746, p. 83, au 987, p. 101, soit 242 numéros ; notons, à titre de comparaison qu’Eugène Aizelin (1821-1902) est représenté par 2 sculptures, Ernest Barrias (1841-1905) par 3, Albert Bartholomé (1848-1928) par 2, Alfred Boucher (1850-1934) par 3, Antoine Bourdelle (1861-1929) par 1, Charles Cordier (1827-1905) par 2, Jules Dalou (1838-1902) par 5, Eugène Delaplanche (1836-1890) par 4, Charles Despiau (1874-1946) par 1, Paul Dubois (1829-1905) par 4, Alexandre Falguière (1831-1900) par 3, Jules Franceschi (1825-1893) par 1, Emmanuel Frémiet (18214-1910) par 3, Jean-Léon Gérôme (1824-1904) par 3, Eugène Guillaume (1822-1905) par 4, Antonin Injalbert (1845-1933) par 4, Alfred Lansson (1836-1898) par 1, Laurent Marqueste (1848-1920) par 3, Augustin Moreau-Vauthier (1831-1893) par 2, Denys Puech (1854-1942) par 3, Théodore Rivière (1857-1912) par 10, Auguste Rodin (1840-1917) par 38, Roger-Bloche (1865-1943) par 4.
[4] Marie Bashkirtseff, terre cuite, entre 1865 et 1884, S.2928, coll. Auguste Rodin (?), acquis en 1916 (?) ; plâtre, sd, acquisition non documentée, inv. S.3976.
[5] commande d’une statue en pied de Bailly pour Versailles, plâtre et marbre entre 1879 et 1883 ; commandes du CNAP (Meissonier, buste en marbre, commandé à l’artiste en 1892, inv. FNAC 361/FNAC 966, déposé à l’Institut de France en avril 1893 ; Félix Faure, buste en marbre, inv. FNAC 7676, réplique du 1216, en dépôt depuis 1952 à Beauvais) ; il reçoit également plusieurs subventions : réalisation d’un socle pour le buste du sculpteur Degeorge, offert par Saint-Marceaux, destiné à son monument funéraire au Père Lachaise, 1889-1890 ; subvention pour l’érection d’un Monument à la mémoire du Jacques d’Uzès, à Uzès, en 1911, annulé en 1923 ; subvention pour la réalisation du Monument à la mémoire d’Alexandre Dumas fils, 1905.
[6] dépôt en 1899 au musée du Havre du buste du Président Félix Faure, marbre [base Arcade, F/21/4500/B, dossier 2, pièce 175, notice AR016456 et F/21/2247, dossier 6, notice AR033392] ; dépôt d’un moulage en plâtre dit Le secret de la tombe, inv. FNAC 10, réalisé pour l’Exposition universelle de 1900 d’après le marbre Génie gardant le secret de la tombe, déposé au musée Cantini, Marseille, le 28 février 1902 [base CNAP et base Arcade, F/21/2275, dossier 2, notice AR035158 et F/21/4909/B, dossier 10, pièce 5, notice AR018266.
[7] Source : interrogation de la base de gestion des collections des musées de Reims, Micromusée, V7 ; ce chiffre reflète l’état d’informatisation de la collection au 8 décembre 2022. Les éventuels dépôts restitués avant 2010 n’ont pas été décomptés car leurs notices informatisées n’ont pas été conservées.
[8] La Jeunesse du Dante, réduction en marbre, après 1868-1869, 69,5 x 23 x 35 cm, achat René de Saint-Marceaux, 1876, inv. 876.5.1
[9] Jeunesse du Dante, plâtre, 1868, Salon de 1868, n°3842
[10] En 1868, le fonds de sculptures du musée compte 279 pièces.
[11] La jeunesse du Dante, marbre, 1869, Salon de 1869, n°3693, 137 x 68 x 50 cm, acquis par l’État en 1872, attribué au musée du Luxembourg (LUX 92) jusqu’en 1918 puis au Panthéon, affecté au musée du Louvre (RF 2023), affecté au musée d’Orsay ; déposé au musée des Beaux-Arts de Reims en 1930, D. 930.2.1
[12] Seule la tête est aujourd’hui conservée ; le registre B fait état d’un monument intact arrivé en plusieurs caisses en 1908 : "Monument d’Alexandre Dumas, à Paris, œuvre de René de St Marceaux le modèle en plâtre offert par cet artiste au Musée de la ville de Reims _ Arrivée des caisses le contenant en 1908, et dépôt de ces caisses dans les écuries de l’Archevêché ; l’œuvre ne sera déballée que pour entrer au futur Musée en voie de création au Grand Séminaire (mai 1909)" [source : registre B, n°1050 p. 78
[13] Inscrite de manière rétrospective en 1990 sur les inventaires du musée, son statut a depuis été précisé et la sculpture a été déposée au musée en 2012 par l’État civil de la Ville de Reims par mesure conservatoire.
[14] La pierre Sur le chemin de la vie est réalisée par Lardillier, qui a beaucoup travaillé avec René, à la demande de Marguerite, vers 1923, d’après le marbre de 1907, pour la sépulture de ses beaux-parents dévastée par la guerre.
[15] Dite aussi faussement Mousse de Champagne
[16] Le modèle original aurait été donné par René de Saint-Marceaux lui-même au musée des Beaux-Arts de Rennes en 1887, plâtre, haut. 255 cm, don Saint-Marceaux, 1890, présumé détruit [source : base Joconde].
[17] Myriam Chimènes (sous la direction de), Journal de Marguerite de Saint-Marceaux 1894-1927, Paris, Fayard, 2007, page 1081
[18] 23 janvier 1921, extrait de la copie tapuscrit d’une lettre adressée au docteur Langlet, Archives Centre de ressources du musée des Beaux-Arts de Reims
[19] 19 mai 1922 lettre manuscrite adressée au docteur Langlet, Archives Centre de ressources du musée des Beaux-Arts de Reims
[20] 13 juillet 1922 lette manuscrite adressée au docteur Langlet, Archives Centre de ressources du musée des Beaux-Arts de Reims
[21] Myriam Chimènes (sous la direction de), Journal de Marguerite de Saint-Marceaux 1894-1927, Paris, Fayard, 2007, page 1162
[22] Cité in Saint-Marceaux, Paris, Reims, 1992-1993, p. 40
[23] 26 pièces représentant 27% auxquelles s’ajoutent vraisemblablement 5 indéterminées qui devaient être en plâtre (5%), soit 32% du fonds [source : inventaires du musée, fiches tapuscrites]
[24] Certains ne sont plus conservés, à l’image de La Première Communiante, vers 1893.
[25] Têtes des cinq continents auxquelles s’ajoutent la maquette en réduction ainsi que l’allégorie de la ville de Berne, inv. 922.10.12, .13, .14, .16, .17, .18, .19.
[26] Têtes des cinq continents auxquelles s’ajoutent la maquette en réduction ainsi que l’allégorie de la ville de Berne, inv. 922.10.12, .13, .14, .16, .17, .18, .19.
[27] 61 pièces dits d’édition, respectivement 44 terres et 18 bronzes
[28] Cf. bronze en réduction du don Georges et Jean Baugnies, 1931, MBA Lyon.
[29] « Le Carnet d’un Curieux. L’œuvre de Saint-Marceaux » in La Renaissance de l’Art français et des industries de luxe, janvier 1922, p. 64-65 [Reims, Bibliothèque Carnegie, B514546101_Saint_Marceaux_CLXXXII_11400 et 11402
[30] La Renaissance de l’art français et des industries de luxe, 1921, p. 704
[31] Exposition d’œuvres de Saint-Marceaux (masques & esquisses), Paris, Galerie Hébrard, 23 octobre-8 novembre 1922.
[32] Archives Petit Palais
[33] Orsay, archives du Louvre, musée du Luxembourg, notes de Laure de Margerie, don Saint-Marceaux, 1925.
[34] Tête d’indien, terre cuite, inv. D32.1.1 ; Jeunesse, terre de pipe blanche, in. D32.1.2 ; Tête de chinoise, terre cuite, inv. D32.1.3.