La cheminée Renaissance du grand salon de l’hôtel Le Vergeur : identification du commanditaire

L’imposante cheminée qui orne le grand salon du rez-de-chaussée de l’hôtel Le Vergeur ne peut échapper au regard du visiteur. Le cartel qui l’accompagne, reprenant le petit dossier d’œuvre du musée, datait jusqu’à présent la cheminée du troisième quart du XVe siècle et de l’épiscopat de Jean Jouvenel des Ursins (1449-1473), proposition que le style de cette cheminée et son ornementation ne permettent pas de retenir. C’est donc une petite enquête sur ce monument et son histoire que cet article se propose de présenter.
-  par Georges Magnier, conservateur du patrimoine et directeur des musées de Reims
La cheminée Renaissance du grand salon de l'hôtel Le Vergeur : identification du commanditaire

Provenance et parcours de la cheminée

La première description de la cheminée est publiée en 1844 par Prosper Tarbé, recourant à sa mémoire ou à des notes anciennes :

On remarque dans la rue Saint-Sixte une maison qui dépendait du cloître de Saint-Timothée ; on y voyait encore, il y a quelques années, une de ces vieilles cheminées qui étaient de vrais objets d’art : des figures humaines tenaient lieu de support. Sur le linteau on voyait deux écussons : l’un portrait un aigle aux ailes déployées, l’autre un pont crénelé à cheval sur un fleuve. Sur le haut de la cheminée était un troisième écusson accompagné de deux figures sculptées : l’une était assise et portrait la croix, l’autre priait à genoux : c’étaient l’Espérance et la Foi [1].

La seconde description de Charles Givelet confirme que la cheminée, dans les années 1860, est toujours en place :

Emplacement de la maison 8 rue Saint-Sixte - cadastre 1819 - AD Marne 3P 1173 - 27

Au n°8 [de la rue Saint-Sixte] nous avons remarqué, au premier étage, une magnifique cheminée en pierre sculptée. Ses jambages, qui affectent la forme de consoles, sont ornés de cannelures que surmontent des figures d’homme et de femme. Le trumeau qu’ils supportent est décoré de rinceaux, au milieu desquels on voit, d’un côté, un édifice, et de l’autre, un oiseau aux ailes déployées. Une plaque sans inscription occupe le centre. Aux extrémités sont des têtes de béliers. La partie supérieure est la plus remarquable. On voit, dans une guirlande de feuillages, les armoiries de la famille Juvénal des Ursins, qui donna deux prélats à notre métropole. A droite de l’écusson et tourné vers le centre, un homme est agenouillé ; ses mains sont jointes ; il est vêtu d’un ample manteau, et un de ses genoux repose sur un globe. A gauche, c’est une femme : elle tient une croix dans sa main droite ; son bras gauche s’appuie sur l’écusson ; ses pieds étendus touchent le pilastre qui soutient la corniche de la cheminée [2].

En 1871, trois croquis sur calque de cette cheminée, qui est alors toujours en place, sont réalisés : les cotes minutieusement relevées pourraient indiquer que le démontage en était déjà prévu. Ces dessins, conservés au musée des Beaux-Arts, illustrent les détails de l’ornementation et permettent de constater le grand respect du monument lors de son remontage à l’hôtel Le Vergeur [3].

Déposée, la cheminée est exposée en 1909 à l’hôtel Coquebert, premier siège de la Société des Amis du Vieux Reims, ainsi qu’en témoigne une intéressante photographie, et fait l’objet d’un relevé par Jean-Paul Fourquin en 1910 [4].

La cheminée remontée à l’hôtel Coquebert en 1909 - collection SAVR

La troisième mention est due à Hugues Krafft lui-même lorsque, à l’issue de l’assemblée générale de la Société des Amis du Vieux Reims de mai 1930, conduisant une visite de l’hôtel Le Vergeur nouvellement restauré, il apporte des informations utiles sur le parcours de la cheminée :

Dans la grande salle : la belle cheminée du début du XVIIe siècle, aux armes des Ursins, provenant de la rue Saint-Sixte et remise en état par M. Paul Berton après les bombardements qu’elle eut à subir à Toussicourt [5].

Cette dernière mention permet de compléter l’itinéraire de la cheminée, en indiquant qu’elle fut certainement acquise par Hugues Krafft au moment ou après la destruction de la maison où elle se trouvait rue Saint-Sixte, puis présentée à l’hôtel Coquebert avant d’être transférée au château de Toussicourt, résidence secondaire d’Hugues Krafft, où elle fut endommagée par les bombardements qui ruinèrent le château pendant la première guerre mondiale, enfin rapatriée à Reims, restaurée et installée dans l’hôtel Le Vergeur au cours des années 1920.

La cheminée et ses restaurations

Un examen attentif de la cheminée permet d’identifier les restaurations du manteau : les deux jambages sont d’origine dans leur ensemble, à l’exception des deux consoles rectangulaires sculptées d’une rose, écho aux armoiries des Ursins, qui paraissent avoir été resculptées. Le linteau monolithe orné reposant sur ces consoles est également conservé dans son intégralité, deux cassures verticales – l’une au centre traversant le cartouche, l’autre à droite près de la tête du bélier – ayant été comblées par un mortier gris. Le double bandeau qui surmontait ce linteau sur la photographie de 1909 a été supprimé lors de son remontage au château de Toussicourt ou à l’hôtel Le Vergeur, sans doute en raison de la moindre hauteur de la pièce de destination par rapport à la salle d’origine. On ne peut toutefois définir, sur cette photographie, si ce bandeau était d’origine ou s’il fut ajouté pour la présentation à l’hôtel Coquebert.

La hotte droite a connu les restaurations les plus lourdes puisque, à l’exception de l’écu aux armes des Ursins, de la crosse et de la majeure partie du rinceau qui l’encadre à gauche, tout le reste - figures allégoriques, pilastres d’angle, corniche sommitale - a été lourdement restauré, voire re-sculpté au début du XXe siècle, exceptée la tête de la figure de droite dont on perçoit nettement l’incrustation. La restauration a consisté à compléter les parties manquantes ou trop endommagées et à uniformiser visuellement l’ensemble par un badigeon de chaux. Enfin, la corniche sommitale, dont le larmier était supporté par une frise denticulée en 1909, a vu cette dernière remplacée par un listel uni.

Détail de la cheminée et armoiries des Jouvenel des Ursins copie

Un parallèle peut être fait entre cette cheminée et celle décrite dans l’hôtel Féret de Montlaurent, rue du Barbâtre :

Dans une des grandes pièces de la maison, est une antique cheminée d’un assez beau dessin ; ses piliers sont terminés par des têtes de béliers ; son sommet est orné de l’écusson de la famille Feret. Il est soutenu par deux renommées qui portent des couronnes et des palmes [6].

Le commanditaire : Charles Jouvenel des Ursins

Si l’étude stylistique permet de situer vers le milieu du XVIe siècle la réalisation de cette cheminée, il reste à identifier, à Reims, celui qui aurait pu la commanditer. Le premier et principal indice est, bien sûr, héraldique : les armoiries sont certainement attribuables à la famille Jouvenel des Ursins. Tous les membres de la famille ayant conservé les mêmes armoiries sans brisure, c’est essentiellement la crosse posée verticalement à l’arrière du cartouche (en pal) qui nous oriente vers un prélat appartenant à cette famille. La crosse tournée à senestre, vers la droite de l’écu, indique que son possesseur n’avait pas rang d’évêque, mais plutôt d’abbé.

Ces éléments permettent d’attribuer la commande de cette cheminée à Charles Jouvenel des Ursins, abbé de Saint-Nicaise de Reims de 1531 à 1568 [7]. Cette proposition est d’autant plus cohérente que la maison dans laquelle elle se trouvait, rue Saint-Sixte, était comprise dans l’emprise de l’abbaye à l’époque moderne.

Charles Jouvenel des Ursins fut aumônier de François Ier, archidiacre de la cathédrale de Reims et abbé commendataire de l’abbaye Saint-Nicaise. Chapelain du cardinal Jean du Bellay, il accompagna celui-ci en Italie où il est mentionné par Rabelais [8]. Peut-être ce séjour italien a-t-il contribué à forger son goût pour l’ornementation alors en vogue. Il paraît s’être assez largement désintéressé de son abbaye Saint-Nicaise, à en croire l’auteur de la Gallia Christiana :

Frère de Jean, évêque de Tréguier, il fut le premier abbé commendataire de Saint-Nicaise, et était protonotaire apostolique et archidiacre de Champagne en l’Eglise de Reims. Les religieux avaient élu Georges le Large, prieur de Birbec en Brabant, et pour se mettre en possession, Charles, en vertu d’un ordre du juge royal, dut, en mai 1531, forcer les portes du monastère. Le 8 décembre 1540, la rose de la nef, principal ornement de l’église Saint-Nicaise, tomba et sa chute brisa les orgues et le pavé. L’abbé ne prit point souci de la faire restaurer, il dissipa au contraire le plus qu’il lui fut possible les revenus du monastère, aliéna de beaux domaines, et les trente-huit années de son administration furent un véritable désastre. Avancé en âge, il permuta son abbaye sans être prêtre, contre les prieurés de Saint-Pierre de Coucy, de Saint-Thibaud et la prévôté de Loumont, et alla mourir pauvrement à Armentières [9].

Il faut croire que l’abbé ne se désintéressait pas totalement de Saint-Nicaise, puisqu’il y fit des travaux dont témoigne encore cette cheminée, démontrant toutefois plus ses préoccupations de confort et de prestige que de service de l’abbaye…

L’auteur : Georges Magnier, conservateur du patrimoine, est directeur des musées de Reims.

Notes

[1Prosper TARBÉ, Reims. Essais historiques sur ses rues et ses monuments, Reims, Librairie de Quentin-Dailly, 1844, p.354

[2Charles GIVELET, « Visite aux anciennes maisons de Reims à l’occasion du Congrès archéologique en juillet 1861 », Travaux de l’Académie impériale de Reims, vol.36, 1863, p.41.

[3Musée des Beaux-Arts de Reims, inv. 2014.0.23.8.17, 2014.0.23.8.18 et 2014.0.23.8.19.

[4Jean-Paul FOURQUIN, « Anciennes cheminées de Reims », héliotypie E. Le Deley, Paris, Armand Guérinet, 1910.

[5Compte-rendu de l’assemblée générale du 27 mai 1930, Annuaire-Bulletin de la Société des Amis du Vieux Reims, 1929-1930, Reims, Matot-Braine, p.158.

[6Charles GIVELET, op. cit., p.37-38. L’auteur, qui rapporte cette description de Prosper Tarbé, la corrige en précisant qu’il ne s’agit pas des armoiries des Féret, mais des Fillet.

[7Charles GIVELET, L’église et l’abbaye de Saint-Nicaise de Reims, Reims, F. Michaud, 1897, p.201-202.

[8Peter S. LEWIS, Écrits politiques de Jean Juvénal des Ursins, Paris, Klincksieck, 1978, p.21 n.1 ; Richard COOPER, « Rabelais et l’Italie », Études rabelaisiennes, t.XXIV, 1991, p.288.

[9Honoré FISQUET, La France pontificale (Gallia Christiana) – Archidiocèse de Reims, vol. 16, 1864, p.289..